Le testament de Nougaro

Il avait réconcilié le jazz et la java. Aimait jouer avec les mots. Avec le feu. Il laissera une trace incandescente dans le ciel de la chanson française. Sur l’écran noir de nos nuits blanches, il projettera à l’infini son ciné-mots. Sur le ring de nos mémoires meurtries, ses quatre boules de cuir. Le long du canal du Midi, les mémés n’auront plus le même goût de la castagne. Sur son balcon, Marie-Christine est orpheline. Et là-haut, Satchmo attend ce jeune homme de 74 ans qui voulut tant être noir. Il nous avait depuis longtemps exhortés à danser le soir de ses funérailles, mais on ne danse pas sur ce volcan qui ne s’éteindra jamais. Depuis plusieurs semaines, Aldo Romano, son batteur, mais surtout son ami, l’a accompagné dans les derniers stades de sa maladie. Bouleversé, il a recueilli ce qui restera comme le testament musical de Claude Nougaro, que nous publions en exclusivité. Pour le Vif/L’Express, Aldo a aussi accepté, le jour même de la mort du chanteur, d’évoquer quarante ans d’une amitié au cours de laquelle le rire s’est souvent mêlé aux larmes (lire page 73). Et le disque inachevé auquel ils auront travaillé jusqu’au dernier souffle de Nougaro, l' » ivre de mots « . Il s’appellera La Note bleue. Et nous, nous avons le bluesà l

J’ai fréquenté très tôt les boîtes de jazz de Paris et j’ai été irrésistiblement attiré par toute la faune que j’y ai rencontrée. J’ai beau être issu d’une famille de chanteurs lyriques et de pianistes classiques, j’ai senti tout jeune, tout gosse, mon attirance pour le jazz. J’habitais mon sud-ouest natal, chez mes grands-parents, qui m’élevaient, et je me tenais devant le buffet de la cuisine, sur lequel trônait la TSF. J’écoutais Hugues Panassié sur Radio Toulouse. Il y avait bien sûr Piaf, qui a joué un grand rôle pour moi. Mais, quand j’ai entendu pour la première fois Louis Armstrong, Bessie Smith, plus tard Glenn Miller, là, j’ai été comme embarqué dans une soucoupe chantante et j’ai commencé à voyager. Je ne me prends pas pour un chanteur de jazz, je me prends pour un écrivain qui chante et qui recherche le moyen d’exprimer une émotion.

A travers le lyrique, j’ai pu apprécier une langue française qui n’est guère facile à manipuler par le chant. Mais, justement, j’ai appris à connaître la structure de ma langue. Ce qui m’a beaucoup marqué. J’adore Puccini, Verdi, Fauré et Ravel. Et puis, un jour, il y a eu ce choc tribal. Oui, je dirais vraiment tribal, comme s’il y avait en moi quelques racines un peu crépues. Je me suis mis à danser devant le buffet. J’avais 12 ans.

J’ai été très marqué par la littérature et, si je suis venu à la chanson, c’est parce que je croyais pouvoir en écrire. Je voulais chanter ma vie. Pour moi, c’était le plus important. J’avais le sens du rythme. Quand j’étais gosse, je voulais être danseur. Mon père préférait évidemment que j’aille d’abord à l’école.

La chanson de variété, je suis moins fan. A part certains, comme Trenet, qui avait son génie propre. Ou Piaf, que je considère comme la  » Marseillaise noire  » de la chanson française. Elle possède un côté blues, un phrasé extraordinaire. Elle aussi raconte sa vieà Mais elle se méfiait des musiciens de jazz comme de la peste et disait qu’avec eux on ne pouvait rien faire.

La java des mots.

J’ai été un feignant et, plutôt que de travailler la musique, je me suis laissé travailler par les mots. Je suis un improvisateur. Selon l’émotion du moment, je n’ai jamais le même phrasé. Je suis le contraire d’Yves Montand, qui avait toujours des repères absolus. Il n’avait aucun sens de la mesure ; il était donc obligé de compenser.

Une musique me dicte mes mots. Je n’entends plus la mélodie. Je commence à la regarder comme un film et, peu à peu, dans ce feuillage de notes, il y a des images qui s’imposent. Il y a des branches. Et le petit oiseau que je suis se pose sur une branche et commence à patrouiller dans l’arbreà Et puisà Que ce soit un thème de jazz, de bossa-nova ou de tout ce qu’on veut, il faut que l’air me plaise. C’est comme un bon air, tu vois. Respirer un bon air. C’est peut-être mon côté latin et méditerranéen qui m’infuse.

Un chanteur aime chanter. Voilà. Il faut que le chant soit expressif, qu’il dise quelque chose. Maintenant, on fait malheureusement surtout attention au son : il faut que ça sonne, peu importe le sens. Les paroles anglaises, malgré toute la saveur qu’elles ont du point de vue sonore et plastique, sont, la plupart du temps, faites de clichés et de choses que tout le monde peut dire ou a déjà dites. Tandis que dans la langue française il y a des jeux de sens, des jeux de sons. Moi, je raconte. La théâtralité ne me fait pas peur, car j’adore l’opéra, j’adore les acteurs.

Les musiciens de jazz me font danser. Ils sont incontrôlables. Quand je chante avec eux, ce n’est plus de l’accompagnement, ce sont des joutes. Entre Eddy Louiss et Maurice Vander et toi, par exemple, pour savoir lequel des trois allait pousser le plus loin derrière moi. Je me souviens qu’un jour j’étais en train de chanter Une petite fille en pleursà et, là, derrière, il y avait des improvisations infernalesà Les garces ! Mais c’est ce qui m’a construit. Les musiciens de jazz sont toujours des gens un peu égocentriques, ayant la prétention d’avoir une planète entière à eux et pour eux seuls. Comme moi, finalementà

Ç’a été une école dure, mais pleine d’émotions. C’était incroyable de voir ce chanteur dit  » de variété  » prendre cet engin, le jazz, pour décoller. Il fallait vraiment que je sois mordu. Ensuite û bon, je ne veux pas vous ennuyer avec mon histoire musicale, mais c’est ma vie, la seuleà û j’ai été emporté par la musique brésilienne et africaine.

Henri, Jacques, Gilbert, Michel et les autresà

Aujourd’hui, il y a un phénomène très étrange : il existe très peu de chanteurs de jazz. A part Salvador, peut-être. Et encore, lui, il faisait plutôt de la parodie. Ce n’est que maintenant qu’il retrouve ses ballades jazz. Bravo, d’ailleurs. Bravo pour ses 86 ans et pour cette voix qui n’a pas changé ! Mais il ne faut pas dire qu’il a défendu le drapeau du jazz. Quand il en faisait, il le détournait à sa façonà Salvador possède un sens naturel du rythme. Il est prodigieusement doué, c’est certain. Mais, pour moi, un chanteur n’est pas un fantaisiste. Salvador n’est pas un créateur ; il ne sort pas ses glandes. Brel sortait ses glandesà Gilbert Bécaud aussi. Lui avait une attitude jazz, comme Trenet, sur un mode sautillant. Il était de l’âge du fox-trot. N’empêche que ses mélodies ont été  » jazzifiées « . Elles sont gracieuses, jolies, on peut les jouer comme on veut. Et Michel Legrandà Lui, c’est Le Grand ! Un fondateur. Il crée les passerelles entre les genres.

A l’école du music-hall.

Moi, je me suis considéré comme un homme de music-hall jusqu’à un certain moment. Le music-hall a été mon école : j’ai commencé par écrire pour des vedettes de music-hall. J’y ai appris mon métier de parolier avant d’avoir l’audace d’écrire mon chant profond. Donc, j’ai beaucoup de respect pour ces gens-là. J’ai connu tout ça ; j’ai fait des levers de rideau, des vedettes anglaises, américaines, de Dalida, de Marcel Amont. Le métier de variété, quoi ! Il fallait chanter, être capable de tenir le public, très vite, avec des notes et des mots, car il n’était pas venu pour toi.

Mais je ne me considère plus depuis longtemps comme un chanteur dit  » de variété « , avec la signification que cette expression a de nos jours. Un chanteur de variété se réfère au music-hall pur. Moi, je pense être à un autre étage de cette expression d’art populaire. Et je pense à Gainsbourg : lui, c’était un grand. Mais il n’était pas habité par le jazz, il s’en servait ; il s’est d’ailleurs servi de tout. C’est un esthète : ce qui l’intéresse, c’est la matière d’un texte joué avec les sonorités de la langue française. Ses exercices de style, ses thèmes sexuels, son attitude correspondent tout à fait à l’époque 1960-1970. Cette espèce de désespérance et, en même temps, ce sens extraordinaire de l’agression. C’est un provocateur. Cela lui donne un lustre qui sent le soufre et qui plaît beaucoup aux jeunes, qui aiment l’enfer. C’est un dandy, et il a fait des chansons superbes.

La Note bleue.

En ce moment, ma priorité est de terminer mon disque. Je ne pense qu’à ça. Tout le temps. Même lorsque je vais me reposer à la campagne, dans les Corbières, autour de la rivière, des cigales, du vent… un lieu d’où émane une certaine sérénité. Lorsque je vais là-bas, je me repose et je décide, moi qui suis plutôt un Nougarat des villes, de devenir un Nougaro des champs, parce que le pays me plaît, me parle…

Ce disque, que je prépare pour Blue Note et dont je rêve, est consacré au jazz. Il s’appellera d’ailleurs La Note bleue. Au départ, c’est l’idée d’un jeune responsable d’EMI, Nicolas Pflug, le producteur de St Germain. Sachant que j’avais adapté quelques grands classiques du jazz américain, il m’a demandé de faire un disque sous le label Blue Note avec ces chansons-là. Mais en les revisitant, comme on dit. Il m’a présenté à Eric Lenini, un surdoué. Il pensait qu’un bain de hip-hop allait réveiller tout ça… [Il rit.] Et puis non ! Quand j’ai écouté le résultat, j’ai compris que ce n’était pas ce que je voulais. Finalement, La Note bleue, sous la direction artistique d’Yvan Cassar, sera la réunion du classique européen et du classique de jazz, le jazz étant pour moi la musique classique du xxe siècle.

Quand je chante  » Autour de minuit, je donne parfois rancard à ma bonne étoile, la plus belle des stars « , j’ai envie que la voix de l’étoile soit celle de Natalie Dessay. Cassar a écrit une partition pour piano, comme un lied de Schubert. Il m’a composé un mélange  » ravélien-monkien  » qui ouvre une brèche, je le garantis.

Avant d’accoucher les chansons, il faut que le ventre gonfle ! Lorsque j’écris des textes, j’aime beaucoup les idées, mais il existe d’abord une réalité en soi qu’un artiste se doit d’exprimer : sa réalité. Même s’il casse la baraque ou s’il se casse lui-même. Etre différent, ne pas être comme tout le monde est souvent déchirant. Il faut que ça sorte, que ça se brise pour arriver au monde. Parfois, c’est dans la souffrance, parfois dans l’extase, la jubilation… Et le moment arrive, lorsqu’on sait attendre sous l’horloge de l’Eternel. Là, j’ai faim ! On arrête ?  »

Paola Genone

Dansez sur moi, dansez sur moi Le soir de mes funérailles Que la vie soit feu d’artifice Et la mort un feu de paille !

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