Le syndrome Kosovo

L’indépendance de l’ex-province de Serbie fait rêver, un peu partout, les séparatistes. Du pourtour de la mer Noire au Caucase, la Russie voudrait bien instrumentaliser ce précédent. Mais gare au retour de bâton !

Un jour d’été, Otar Tchiladze, romancier géorgien, prenait le soleil sur une plage de la mer Noire, à Gagra, en Abkhazie – république autonome de Géorgie. C’était à l’orée des années 1980, l’empire soviétique semblait immuable. Pensionnaire comme lui d’une datcha de l’Union des écrivains, un confrère russe rêvassait à ses côtés.  » C’est si beau, s’exclama soudain ce dernier. Crois-moi, cette région, on ne vous la rendra jamais !  » Dans la touffeur subtropicale de Gagra, Otar sentit passer un vent froid venu du nord :  » Je prenais cet homme pour un ami. Il n’en était rien. « 

Au début de mars 2008, s’appuyant sur le cas de l’ex-province de Serbie à dominante albanaise du Kosovo, les séparatistes prorusses qui règnent depuis quinze ans sur l’Abkhazie ont pressé les Nations unies, l’Union européenne (UE) et la Russie de reconnaître leur propre indépendance autoproclamée. En rupture eux aussi avec la Géorgie, leurs homologues d’Ossétie du Sud venaient d’accomplir la même démarche. A la fin de février, en Transnistrie, territoire sécessionniste de Moldavie, une coalition politique avançait déjà une revendication identique. A Erevan, au lendemain de sa victoire contestée à la présidentielle, Serge Sarkissian estimait le précédent kosovar favorable à la cause arménienne. Autrement dit celle du Haut-Karabakh, d’où il est originaire, bastion séparatiste au sein de l’Azerbaïdjan, passé sous contrôle arménien en 1994, au terme d’affrontements meurtriers.

Des fonctionnaires russes nommés auprès des séparatistes

Ainsi l’onde de choc déclenchée à Pristina s’est-elle aussitôt répercutée sur le pourtour de la mer Noire, vers les flancs sud du Caucase, là où des conflits postsoviétiques minent la souveraineté des Etats. La Russie n’y a pas peu contribué, menaçant de reconnaître l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et la Transnistrie si Washington et les Vingt-Sept agissaient en ce sens pour le Kosovo. Et de leur prédire le pire : le  » début de la fin  » du processus d’intégration européenne ; une réaction en chaîne en Bosnie-Herzégovine, en Macédoine, au Pays basque espagnol, en Catalogne, en Irlande du Nord, en Belgique, en Corseà De fait, l’Espagne, Chypre et quelques Etats membres de l’Union préoccupés par leurs minorités nationales campent sur le front du refus.

Le Canada a pris son temps avant d’entériner la naissance de la république kosovare. A peine l’avait-il fait que les souverainistes québécois, minoritaires, comme l’a prouvé le référendum de 1995, exigeaient le même traitement pour la  » Belle Province « . L’effet Kosovo  » peut réactiver les velléités séparatistes les plus affirmées, constate Isabelle Facon, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, mais non pas provoquer une réaction en chaîne « .

Chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov prétend aujourd’hui que les manifestations au Tibet sont la conséquence directe de ce qui s’est tramé à Pristina. Il lui arrive de se montrer plus subtil. Arc-bouté à la notion d’intégrité territoriale des Etats, principe fondamental de la Charte des Nations unies, le pouvoir russe a lutté pied à pied pour retarder sine die l’indépendance du Kosovo, qu’il juge illégale. Il enrage aujourd’hui que les Etats-Unis et la plupart des pays de l’UE aient passé outre. Reste qu’à l’aune du droit international l’affaire ouvre en effet une brèche – que l’UE s’est hâtée de colmater en affirmant le caractère spécifique,  » sui generis « , du Kosovo, réfutant toute comparaison avec des situations existantes.

Quoi de commun entre l’ex-province de Serbie, où la majorité albanaise a été soumise à la  » purification ethnique  » par le régime nationaliste de Slobodan Milosevic, et l’Abkhazie ? Là, avec le renfort de volontaires et d’armes venus de Russie, un groupe minoritaire s’est emparé du pouvoir,  » nettoyant  » la région de ses habitants d’ascendance géorgienne, soit près de la moitié de la population. Aujourd’hui, Moscou distribue des passeports russes à la quasi-totalité des résidents de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Mieux : le Kremlin nomme directement des fonctionnaires russes au sein des  » gouvernements  » séparatistes, en particulier dans les domaines de la sécurité et de la défense. Au début de mars, Moscou a levé unilatéralement une résolution adoptée par la Communauté des Etats indépendants (CEI) en 1996, qui imposait des sanctions économiques, financières et commerciales à l’Abkhazie – décision que Tbilissi qualifie de provocation. La Transnistrie, où nombre d’habitants détiennent aussi des passeports russes, a apprécié :  » C’est un signe clair que le soutien à ses compatriotes de l’étranger est une priorité pour Moscou « , affirme la  » diplomatie  » de Tiraspol.

 » Si la Russie ne réagit pas, elle s’incline devant le fait accompli « 

Déchaînée contre l’indépendance du Kosovo mais appuyant les sécessionnistes du sud du Caucase et de Moldavie, la Russie mène un jeu trouble qui s’accorde mal à ses postures vertueuses sur le droit onusien. L’intégrité territoriale, elle y tient par-dessus tout, mais pour elle-même. Car elle se sait vulnérable au danger séparatiste. Pour l’instant, Moscou a écrasé les aspirations de la Tchétchénie sans empêcher la balkanisation rampante du nord du Caucase dans son ensemble, désormais en proie à une instabilité croissante.  » Mais les autorités russes craignent que le problème puisse resurgir ailleurs, souligne Isabelle Facon, sur le front ouest, en Carélie ou à Kaliningrad ; aux confins extrême-orientaux, où les carences du pouvoir central poussent les régions à intensifier leurs échanges avec la Chine. Dans l’esprit des officiels russes, la perte territoriale est une menace, à plus ou moins long terme.  » La présence de zones à risque freine Moscou dans la mise en £uvre des représailles annoncées en riposte à l’indépendance du Kosovo. A la Douma, chambre basse du Parlement russe, Youli Kvitsinski, adjoint au président du comité des Affaires internationales, Konstantin Kossatchev, s’insurge contre l’inaction du Kremlin :  » Si la Russie ne réagit pas, elle s’incline devant le fait accompli. « 

De plus en plus préoccupée par ces conflits séparatistes qui créent des  » trous noirs  » propices à tous les trafics sur son flanc oriental, l’UE peine à trouver un consensus qui lui permette de s’impliquer dans leur règlement. D’autant qu’il faudrait amener la Russie à y consentir. Or quel est l’intérêt de Moscou ? Les maintenir gelés. Non seulement ils affaiblissent les pays concernés, Géorgie, Azerbaïdjan, Moldavie, mais ils représentent aussi une monnaie d’échange. A la fin de février, rencontrant Vladimir Voronine, chef de l’Etat moldave, Vladimir Poutine lui a mis le marché en main : Moscou serait favorable à un règlement de paix en Transnistrie, à condition que Chisinau s’en tienne à son statut de neutralité et s’engage à s’abstenir de toute ambition d’intégrer l’Otan. Pressions et chantage, à l’ordinaire. La Moldavie aurait cédé. La Géorgie, qui espère, en compagnie de l’Ukraine, faire un pas de plus en direction de l’Alliance, ces jours-ci, lors du sommet de Bucarest, est déjà passée de l’autre côté du miroir. l

sylvaine pasquier; S. P.

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