Le souci du régal

Photographe et chroniqueur humaniste des arts de vivre, Jean-Pierre Gabriel promène son objectif et sa curiosité dans un labyrinthe des sens où d’intrigants jardins succèdent à des restaurants savoureux. Le dernier livre de ce Belge intime des grands chefs mais qui aime vivre caché relate, en 500 recettes et autant d’aventures, sa quête des subtiles ressources de la cuisine thaïe.

L’appareil photo, 80 millions de pixels sous le capot, vient de se déclencher, dans un éclair de lumière. Temps de pause : 1/125e de seconde. Jean-Pierre Gabriel oscille vers son MacBook Pro un peu cabossé, pour voir en direct le résultat. Neuf heures qu’il prend des images et son regard ne faiblit pas.  » Ludovic, amène-moi le plat suivant. Oui, la courgette ! On va la refaire sur fond blanc. « Ludovic Vanackere, tout jeune chef de l’Atelier de Bossimé, resto savoureux installé dans une ferme de Loyers, à quelques lieues de Namur, lui tend une courgette ronde évidée, accueillant une émulsion d’asperges, mousseuse juste comme il faut. Jean-Pierre Gabriel réajuste les spots de son studio portatif. La photo en mode artificiel, ce n’est pas ce qu’il préfère. Mais tant qu’il peut jouer avec la lumière et les couleurs, l’épicentre de son travail, tout roule. Reste à tirer le portrait du chef.

Le photographe a sa petite idée. Depuis qu’il est venu à l’Atelier, une vieille trancheuse de boucherie et son rouge éclatant lui titillent l’oeil. Pour lui, elle incarne l’âme du restaurant. Chaleureuse, sans faux-semblant, elle renvoie à l’essentiel de la cuisine : des bons produits, du jambon de Nassogne aux céleris bio qu’on peut joyeusement charcuter. Pas du genre à s’asseoir sur les détails, il décide de déplacer ce pachyderme de fer vers une source de lumière naturelle plus séduisante. Il installe Ludovic à côté.  » Détend ton visage « , lance-t-il, bienveillant, avant d’agripper son appareil sans ostentation.

 » Le travail, ce n’est pas uniquement d’aligner des photos de plats. Il faut aussi pouvoir capturer l’atmosphère d’un lieu, de façon brute.  » Voilà pourquoi il a foncé sur l’autoroute, ses lentilles de Fresnel brinquebalant dans le coffre, pour arriver ici à 7 h 30. Il fallait profiter du combat d’ombre et de lumière dans les champs, pour apprivoiser la hache de Ludovic, pointée dans son billot.

La soixantaine approchante, regard perçant, sweat à capuche sur le dos, Jean-Pierre Gabriel ne se laisse pas facilement ranger dans une case. Auteur et photographe prolifique, il s’immerge non seulement dans le labyrinthe gastronomique, entre portraits de grands chefs et réflexion esthétique sur la cuisine contemporaine, mais aussi dans les jardins, l’art et l’architecture. Son ami Joan Roca, l’un des meilleurs chefs du monde, qui officie dans le 3-étoiles El Celler de Can Roca, à Gérone, expérimente un adjectif à son égard.  » Jean-Pierre est un homme « poly-facettique ». Il sait prendre une bonne photo, organiser un congrès de cuisiniers. Surtout, il connaît sur le bout des doigts nos techniques et les produits qu’on utilise. Dans ce domaine, c’est sans doute l’un des meilleurs du monde.  » Sergio Herman, chef rock’n’roll auréolé aussi de trois étoiles, et qui vient d’ouvrir The Jane à Anvers, enfonce le clou dans son livre Sergiology.  » Jean-Pierre connaît tous les grands chefs cuisiniers… Je veux dire qu’il les connaît vraiment. Il veut toujours en savoir plus sur le comment et le pourquoi.  »

Style Renaissance

L’homme carbure à la curiosité. Lourdes Plana, organisatrice du congrès de gastronomie Madrid Fusión, souligne un petit côté Renaissance chez Jean-Pierre Gabriel, un humaniste qui voudrait cueillir tous les bons goûts dans sa besace. Il peut aller débusquer un des derniers bouchers belges qui abat lui-même sa bidoche au fin fond de la province de Luxembourg ou se plonger dans une enquête sur les racines du cacao qui va l’emmener pour un périple de 5 000 km au Mexique avec le chocolatier Dominique Persoone. A l’arrivée éclot un livre, truffé de notes de voyage et de recettes, dont la praline à la tequila. Séduit par l’initiative, un cadre du ministère de l’Agriculture thaïlandais lui suggère, il y a quelque temps, de réitérer l’aventure dans son pays.

Sans maîtriser à fond la cuisine thaïe, il se propulse dans l’idée, à condition d’en faire un livre de terrain. Il propose le projet à Phaidon, la crème de l’édition d’art, qui dispose d’une collection cuisine depuis 2005. Sa responsable, Emilia Terragni, et le  » board  » embraient directement.  » C’est assez rare de trouver quelqu’un qui s’y connaît bien en cuisine et qui peut à la fois photographier, étudier son sujet à fond, barouder aussi loin et rédiger les recettes et les textes « , justifie Emilia Terragni.

Avant de partir, la maison d’édition basée à Londres lui fait un cadeau empoisonné.  » Ils m’ont tendu un bouquin rose et m’ont dit : voilà ton concurrent, confie Jean-Pierre Gabriel. C’était la bible sur la cuisine thaïe de David Thompson, le chef australien qui tient un des meilleurs restaurants de Bangkok. J’ai eu la trouille. Pendant des mois, je n’ai pas osé l’ouvrir.  »

Il ne fallait pas faire mieux, il fallait surtout faire différent. Gabriel enchaîne six ou sept voyages, s’immisce au coeur de la culture thaïlandaise durant une septantaine de jours. Avec une équipe locale, il passe des heures sur les pistes pour dénicher des saveurs. Se retrouve parfois  » lost in translation « . Dans le nord, il découvre le riz gluant au sésame noir, et un snack à base de feuilles de combava (un agrume), de criquets et de citronnelle.  » Super gourmand.  » Il se passionne pour les curry assortis de feuilles d’arbres, type acacia ou anacardier.  » Mon meilleur plat a été un riz sauté au crabe, où il y avait plus de chair que de riz. C’était dans un petit village de pêcheurs, Ban Bang Phat, avec un programme de pêche durable.  »

La piste des libellules

D’où vient cet appétit à tête chercheuse ? Michel Bras, autre très grand cuisinier, esquisse une réponse dans un accent du sud à hacher au tranchelard.  » Son appétence pour la vie fait partie intégrante du personnage : il aime donner du sens à la réalité, sans artifices ni ajouts. Sa photographie et son écriture fonctionnent sur ce mode. Il se plonge dans une ambiance naturelle, travaille à vitesse d’obturation lente, saisit les mouvements. Il suit sa route, avec honnêteté.  »

Cette route, pas si linéaire que ça, démarre dans la ferme parentale à Wiers, près de Péruwelz, en 1955. A l’origine, il s’appelle Jean-Pierre Lebailly.  » J’étais un petit sauvage au bout du monde. Je rentrais de l’école à vélo, j’en profitais pour flâner des heures en route.  »

Jean-Pierre veut devenir vétérinaire ou animateur radio. En quatrième secondaire, ses parents l’envoient plutôt en section technique, tâter un peu de mécanique et d’électricité – une voie plus sûre, imaginent ses père et mère. Il s’ennuie et parvient, en bout de course, à arracher une inscription à Gembloux, en agronomie. En première candi, on lui demande de dresser un herbier et une collection d’insectes. Il découvre un nouveau versant de ses terres de jeux natales.  » Je me suis mis à sécher les plantes, à pister des libellules.  » Passion pour les biotopes en bandoulière, Jean-Pierre Gabriel se retrouve à choisir entre une thèse de doctorat sur les bilans énergétiques de l’agriculture et des opportunités de consultance,  » à gauche, à droite « , et notamment en politique. En parallèle, il écrit dans Le Sauvage, premier mensuel français consacré à l’écologie, lancé par LeNouvel Obs. Désormais, il se présente sous le nom de Jean-Pierre Gabriel, son troisième prénom. A l’aube de la trentaine, il se prend de passion pour la photo. Accroupi au sol, il cadre calmement avec son petit Canon des jardins et des paysages. Pas encore la galaxie culinaire.

Une patiente ascension

En 1982, il entre au cabinet du ministre wallon de l’Eau, de l’Environnement et de la Vie rurale, Valmy Féaux, comme attaché  » Vie rurale « .  » Une époque où tout démarrait à ce niveau, on avait l’occasion de faire avancer les choses.  » Il travaille au lancement de la première journée de l’arbre et participe de près au développement du premier décret sur les parcs naturels en Wallonie. Il écrit, pour le compte de la Région, une chronique radio d’une trentaine de seconde : Les points verts.

Au milieu des années 1980, il entre en contact avec Jacques Dujardin, le premier rédacteur en chef du Vif/L’Express : une collaboration, qui se poursuit toujours, s’est épanouie dans Le Vif Weekend et s’est aussi élargie à d’autres titres du groupe Roularta, comme Knack Weekend et Nest. Ses premiers sujets ? Les moules de Zélande et surtout, un portrait de Charles Populer, chercheur à Gembloux. Populer avait mis en place un programme de sauvegarde des anciennes variétés de fruits résistants aux maladies, et passait récolter des greffons chez les gens qui en possédaient.

La suite ressemble à une patiente ascension, lui qui avoue  » être trop timide pour savoir se vendre correctement  » et qui préfère  » vivre caché, pour vivre heureux « . Il va parvenir à interviewer Joël Robuchon, qui l’invite à manger après la séance. Souvenir impérissable. En 1996, il sort son premier livre sur le célèbre pâtissier bruxellois Wittamer. Il quitte l’environnement politique en 1998, pour de bon.

Un jour, Jean-Pierre Gabriel demande à Hugh Johnson, immense expert des vins et des arbres, comment il a accumulé son savoir.  » Je demande « , répond le distingué Anglais. Point barre. Gabriel en a fait sa ligne de conduite.  » Il crée des univers en travaillant sur la proximité. Il communique beaucoup. Je déteste me faire photographier, je bouge tout le temps. Il a réussi à me calmer, à me mettre en confiance « , glisse Daniela Ferretti, directrice du musée Fortuny de Venise, qui l’a rencontré alors qu’il immortalisait l’expo Artempo. When Time Becomes Art, d’Axel Vervoordt. Cet antiquaire anversois fait partie de ces personnages qui ont compté dans sa carrière. Tout comme Joël Robuchon ou Michel Bras. Alors qu’il  » n’est pas du tout considéré par les chefs belges « , au tournant des années 2000, les grands chefs internationaux lui ouvrent leurs portes.  » C’est sans doute Ferran Adrià qui a été l’un des plus déterminants, glisse Jean-Pierre Gabriel, sans prétention. Il m’a permis d’avoir des rendez-vous avec d’autres chefs, de m’imprégner dans ce milieu.  »

Objectif Corée

Aujourd’hui, le pionnier de la cuisine moléculaire est un ami, qui téléphone volontiers pour parler de ses nouveaux projets. Mieux encore : Gabriel parvient parfois à s’immiscer dans les hautes sphères ultrahermétiques de la gastronomie japonaise. De passage à Tokyo, il réussit à photographier le mythique Jiro Ono, dont on dit qu’il élabore les meilleurs sushis du monde. Le privilège de manger chez Jiro a un coût : 200 euros pour une vingtaine de minutes de dégustation. Le sushi-master lui accordera, de son initiative, une réduction rarissime de 30 %.

En Belgique, Gabriel a suivi de près l’ascension de la nouvelle vague culinaire flamande, lui offrant une vitrine internationale à travers le congrès The Flemish Primitives. Côté francophone, il signe les images des livres de cette classe de jeunes cuistots qui ont le vent en poupe, Sang-Hoon Degeimbre en tête.

Au retour de la séance photo de Bossimé, Jean-Pierre Gabriel se plonge déjà vers un désir de longue date. Toujours avec Phaidon, il va réitérer l’expérience thaïlandaise, mais dans un pays qu’il connaît mieux : la Corée du Sud. Lourdes Plana, de Madrid Fusión, affirme que c’est lui qui a ouvert les yeux du célèbre congrès sur la cuisine coréenne, et que son succès, c’est en partie grâce à lui. Gabriel ne s’enivre pas de ce genre d’honneurs. Ce qui comptera, là-bas, ce sera de sentir le marché aux poissons, à l’aube, avant de s’enfoncer, dans les villages, pour dénicher un cuistot inattendu et l’entendre conter le secret de ses délices.

Thailand : the Cookbook, par Jean-Pierre Gabriel, Phaidon, 528 p. et 200 illustrations (en anglais – la traduction française devrait sortir en octobre prochain).

Par Quentin Noirfalisse

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