Le silence des Belges

En Belgique, les res-ponsables politiques se taisent dans toutes les langues. A l’approche des élections communales, aucun parti n’a envie de monter au créneau sur le thème explosif des caricatures

Voici une bonne semaine que la folie s’est emparée d’une partie du monde arabo-musulman, surtout dans les pays du Proche et du Moyen-Orient. Une dizaine de jours aussi que l’agitation a gagné les pays occidentaux. La publication de certains des  » Visages de Mahomet  » dans le quotidien danois Jyllands-Posten, le 30 septembre 2005 ( !), puis en Norvège, en janvier dernier, enfin dans le quotidien France-Soir et d’autres journaux européens au début de ce mois, ne cesse d’agiter les foules dans de nombreux pays musulmans. Et force les pays européens à de savants exercices d’équilibre. En Belgique, comme ailleurs, les médias participent au débat en prenant des positions éditoriales et en sollicitant l’avis de personnalités de tout poil : philosophes, sociologues, politologues. Tout le monde, donc, s’exprime sur le sujet avec plus ou moins d’intelligence, plus ou moins de nuances, plus ou moins de recul. Tout le monde, vraiment ? Non. Ceux qui, d’ordinaire, se bousculent au portillon médiatique, observent cette fois-ci un silence prudent (gêné ?) : à quelques rares exceptions près, les responsables politiques belges sont muets comme des carpes. Exception faite, bien sûr, du Vlaams Belang, trop heureux de s’emparer d’un sujet porteur et de fustiger les dangers de l’islam. Mardi dernier, les troupes de Filip Dewinter ont manifesté leur  » solidarité  » envers le gouvernement du Danemark devant l’ambassade de ce pays, à Bruxelles. Bizarre : l’extrême droite française n’adopte pas, sur ce terrain, la même position que le parti extrémiste flamand. Jean-Marie Le Pen a, en effet, asséné qu’il était indécent de se moquer des religions, quelles qu’elles soient. L’explication de cet apparent paradoxe ? Le fonds doctrinal du Vlaams Belang est plutôt païen. Il compte bien une aile catholique intégriste, incarnée notamment par Alexandra Colen, mais dont le poids politique n’est pas déterminant. Le Front national français, lui, prend soin de ne pas heurter ceux de ses membres qui se réclament de la tradition monarchiste et antirépublicaine, parmi lesquels on trouve en majorité des catholiques pratiquants.

Les élections communales en ligne de mire

Mais revenons aux partis traditionnels des pays occidentaux. En France, le président Jacques Chirac a souligné l’importance du respect des religions et des croyances, tout en rappelant que la liberté d’expression constituait l’un des fondements de la République. Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, dont on connaît le franc-parler, a affirmé pour sa part qu’il préférait  » l’excès de caricature à l’excès de censure « . Le gouvernement espagnol, marqué par les attentats du 11 mars 2004, marche sur des £ufs, défendant conjointement le respect des croyances et de la liberté d’expression. La plupart des personnalités politiques italiennes, quant à elles, ont durement critiqué la publication de ces caricatures. En Grande-Bretagne, Jack Straw, le chef de la diplomatie britannique, a dénoncé les publications  » insultantes  » et s’est félicité de la  » délicatesse  » de la presse britannique qui s’est abstenue de publier les caricatures. Aux Etats-Unis, même son de cloche : c’est que les Américains, y compris (surtout ?) leurs élus, ont un respect sacré des religions. Pour schématiser, les gouvernements  » droitiers  » se montrent davantage enclins que les autres à stigmatiser les journaux ayant publié les caricatures incriminées. Il est vrai que leurs relations avec le monde musulman sont, aussi, davantage minées…

Chez nous, les partis démocratiques observent une grande prudence. Laurette Onkelinx (PS) et Didier Reynders (MR) se sont hasardés à rappeler, comme Chirac en France, l’attachement à la liberté de culte et d’expression. Mais sans s’étendre. Pourquoi une telle discrétion ? D’abord, et c’est une bonne raison, pour ne pas risquer d’envenimer le débat. Ensuite, parce que le contexte national se prête mal à des positions tranchées : la Belgique nourrit une tradition de cohabitation entre groupes de sensibilités différentes, et de dialogue avec les représentants des différentes religions.  » Dans notre pays, où la religion musulmane est le deuxième culte le plus important et où il existe plusieurs minorités actives avec lesquelles le pouvoir dialogue, ce dernier est forcément déchiré entre deux positions, observe Vincent de Coorebyter, directeur général du Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques) : la réaffirmation de la liberté d’expression, en ce inclus le droit implicite au blasphème, et la nécessité du respect et du dialogue. Cet embarras n’est d’ailleurs pas l’apanage des politiques : les intellectuels belges sont, pour la plupart, également partagés.  » Difficile – et pas nécessairement habile -, dans pareil contexte, de monter au créneau pour y brandir un quelconque étendard.

Les partis démocratiques, toutes tendances confondues, ont une autre raison de se tenir à l’écart. Les étrangers non européens résidant en Belgique auront, pour la première fois, le droit de vote aux élections communales d’octobre prochain. Rien qu’à Bruxelles, ce réservoir potentiel d’électeurs compte quelque 47 000 ouailles, dont le vote pourrait modifier, en profondeur, le visage politique de la capitale. C’est dire que ni le PS – qui déploie de grands efforts de séduction pour s’attirer la faveur électorale des allochtones -, ni le MR, tétanisé, ni le CDH n’ont la moindre envie de se lancer dans un débat périlleux qui risquerait de choquer une frange d’électeurs particulièrement susceptibles…

Voix intégristes

Le risque de cette attitude silencieusement  »compréhensive », c’est qu’on laisse le monopole de la défense de la liberté d’expression au seul Vlaams Belang, souligne Chemsi Sheref-Khan, un intellectuel musulman laïque. En fait, on entend que les intégristes des deux bords. Car la voix officielle des musulmans, en Belgique, est monopolisée par les pratiquants et, parmi ceux-ci, par les fondamentalistes, ceux qui font une lecture littérale des textes sacrés. Alors qu’un sondage effectué récemment en France montre que près de 80 % des musulmans de l’Hexagone sont non pratiquants. La situation doit être à peu près identique chez nous. Les démocrates – politiques, intellectuels, journalistes – doivent nous donner la parole. Sinon, ils condamnent les musulmans à n’être représentés que par les intégristes, auxquels répondront d’autres intégristes.  »

Cela dit, si les événements devaient dégénérer, le gouvernement de Guy Verhofstadt ne pourra évidemment pas éternellement observer un prudent mutisme. Le dimanche 5 février, on a frémi, dans les états-majors des partis : et si la manifestation spontanée, qui a rassemblé quelque 3 000 personnes dans les rues de la capitale avait mal tourné ? Et si celle annoncée pour ce vendredi 10 février prenait une méchante tournure ? De même, les menaces de mort qui sont parvenues à la rédaction du quotidien flamand De Standaard préoccupent le sérail politique : viendra un moment où son silence sera interprété comme une démission face aux valeurs fondamentales de la démocratie…

Isabelle Philippon

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