Le silence de la mère patrie

Belgique, Ô patrie, mère indigne, pourquoi laisses-tu filer tes petits joyaux économiques ? Ces dernières semaines, le gouvernement Verhofstadt subit les événements. Pragmatique et (trop) résigné

Cockerill Sambre (et Arcelor) sur le point de filer à l’anglaise entre des mains indiennes. InBev, géant de la bière (d’origine belge), qui délocalise sans crier gare en Europe de l’Est. Notre performante Electrabel qui s’invite au mariage précipité de deux firmes française – Suez et Gaz de France – se pavanant sous la bannière bleu blanc rouge. Guy Verhofstadt ne sait plus où donner de la tête, d’un rendez-vous mondain à une réunion de crise, au chevet des fleurons de l’économie  » nationale « . Chef d’un gouvernement fédéral uni mais impuissant, Verhofstadt joue les diplomates polis sur le marché mondial des affaires, dont les  » règles  » lui échappent royalement. On le voit aux côtés de l’intrigant Lakshmi Mittal, maître du groupe sidérurgique du même nom. Là, il tente le coup et utilise un mince levier de pouvoir : le gouvernement belge se démarque de ses homologues luxembourgeois et français en laissant la porte entr’ouverte à l’investisseur indien, auteur d’une audacieuse tentative d’OPA sur Arcelor, n° 2 mondial de l’acier. Verhofstadt joue perso. Il fait la pub de  » notre  » Cockerill, pressée de se replacer ainsi sur l’échiquier. Un autre jour, Guy Verhofstadt essaie de saisir la psychologie profonde des chefs politiques d’outre Quiévrain, Jacques Chirac ou Dominique de Villepin. Il rencontre – un peu tard – le grand patron de Suez, qui fait joujou avec Electrabel, au nom d’un  » patriotisme économique  » français d’une autre époque. Bref, Verhofstadt remue du vent.

Peut-il faire autre chose ? Sous Wilfried Martens et Jean-Luc Dehaene, la Belgique en a vu d’autres. Son chocolat, ses banques, son acier lui ont filé entre les doigts. Sans réaction politique. Point de nationalisme économique, il est vrai, au pays des petits Belges : l’Etat est réputé faible et l’identité nationale reste un concept vague. Face à la mondialisation de l’économie, principale cause de l’exode de nos fleurons, le pragmatisme est devenu le réflexe naturel des gouvernants. D’autant qu’au cours des années 1970 et 1980, l’Etat belge s’est lourdement endetté. Les gouvernements successifs ont monnayé leurs participations dans des entreprises à capitaux publics. Au même moment, les leviers de commande de notre économie filaient à l’étranger.  » Nous ne réparerons pas les blessures du passé, commente, un brin fataliste, Jean-Claude Marcourt (PS), le ministre wallon de l’Economie. Nous aurions dû être plus ambitieux pour nos entreprises. Au lieu de cela, il faut l’admettre, nous avons laissé démanteler ce patrimoine. A qui la faute ? Pourquoi Cockerill Sambre n’est-il pas devenu un champion mondial ? Pourquoi les ACEC n’ont-ils pas réussi comme le néerlandais Philips ? Pourquoi la Société générale de Belgique a-t-elle laissé filer des pans entiers d’industrie ? Seuls les historiens s’intéressent encore à ça. Il faut oublier et se tourner vers l’avenir, là où on peut protéger nos derniers centres de décision.  »

A la table des négociations, face à des prédateurs étrangers, le morcellement des responsabilités politiques qui découle du processus de fédéralisation du pays n’arrange pas nos affaires. Encore heureux que, face à Mittal, Guy Verhofstadt et Elio Di Rupo, le chef du gouvernement wallon, ont défendu les mêmes positions ! Bien souvent, dans pareil cas, les responsables de l’Etat fédéral et ceux des trois Régions qui composent la Belgique entonnent des couplets différents. On imagine la cacophonie et la perte d’énergie que cela entraîne.

Pourtant, le réalisme à la belge n’est pas une appellation contrôlée. Dans l’Union européenne, pas même l’arrogante France ne résiste à la globalisation de l’économie et à la concentration des forces.  » Le pouvoir politique ne peut à la fois souhaiter l’émergence d’une Europe forte et empêcher les grandes entreprises européennes d’avoir un rayonnement qui transcende les frontières, commente Philippe Delaunois, ancien patron de Cockerill Sambre. Il y a quarante ans, à l’époque du capitalisme de village, un patron habitait en face de son usine. Les fusions d’entreprises se sont d’abord produites à l’échelle d’un bassin industriel, puis d’une province, d’une région et aujourd’hui de la planète entière. Que peut faire un gouvernement face à ça ?  » Pour un ancien ministre au long cours, préférant garder l’anonymat, le sentiment d’impuissance est réel.  » On a souvent regretté de ne pas avoir de multinationales belges. Mais quand on en a une, comme InBev, on déplore aussi vite son attitude. Pour diminuer ses coûts, cette firme a décidé de délocaliser certaines activités en République tchèque. Il s’agit d’une logique purement financière, face à laquelle tout gouvernement est désarmé. C’est dès lors à l’Europe d’agir.  »

Où est passé le ministre Verwilghen ?

L’attitude des pouvoirs pu- blics belges dans le dossier Arcelor/Mittal peut être qualifiée de raisonnable. Verhofstadt et Di Rupo ont envoyé un message cohérent aux actionnaires d’Arcelor, dont dépendent Cockerill et la sidérurgie wallonne : seuls comptent les projets industriels ; aucune considération  » nationaliste  » ou  » patriotique  » ne doit dicter la marche à suivre.  » D’autant que Mittal n’est pas plus indien qu’Arcelor est français « , tonne un député fédéral. Pour le reste : advienne que pourra.  » Tout au plus pourrait-on s’interroger sur le caractère libéral – on pourrait dire laxiste – du droit belge en matière d’OPA, estime l’avocat d’affaires Eric Causin. En Belgique, l’actionnaire doit être bien informé. Point final. Si cette condition est remplie, rien ne peut faire obstacle au succès d’une OPA. Contrairement aux pays voisins (Allemagne, France, Pays-Bas), nous n’avons jamais trouvé utile d’adopter des mécanismes de contrôle plus contraignants envers des projets dangereux pour l’économie nationale.  »

En même temps, les politiques désertent des terrains d’action où ils pourraient être utiles. Dissuader InBev de délocaliser ? C’est impossible. Trop tard. Mais ne faudrait-il pas profiter d’une telle actualité pour améliorer les dispositifs belges et européens censés encadrer ce type de délocalisation ? Etendre la loi  » Renault « , par exemple. Née après la fermeture de l’usine de Vilvorde du constructeur français, en 1998, elle prévoit une consultation et une information des travailleurs en cas de restructuration. Autres possibilités : développer la formation, les unités de reconversion, les compensations financières. La réflexion en la matière est quasi nulle. Les gouvernements se taisent. La Flandre politique est indifférente à cette atteinte à l’emploi wallon (une centaine de jobs sont menacés à Jupille, moins de la moitié à Louvain). Les Parlements somnolent. Et on reproduit les erreurs du passé.

Plus grave : le coup de force français dans le secteur de l’énergie révèle l’absence cruelle de stratégie belge. Avec EDF ainsi que les fiancés Suez et Gaz de France (un projet présenté devant la presse par… le gouvernement français), l’Hexagone s’offre un monopole de fait dans le gaz et l’électricité.  » De grands pays contournent la loi quand leur intérêt national est en jeu. Ils créent de véritables oligopoles. Cela met l’Europe en danger, commente le député fédéral Jean-Jacques Viseur (CDH). Vous imaginez dans quelle situation se trouvera une entreprise belge qui serait en concurrence avec une firme française, dans n’importe quel secteur important ? Pour s’approvisionner en gaz ou en électricité, elle dépendra directement de Paris !  » Pourtant, ce passage en force ne semble pas émouvoir les autorités belges. Plus d’une semaine après l’annonce de la fusion, le ministre fédéral de l’Economie et de l’Energie Marc Verwilghen (VLD) n’était pas encore sorti de son profond mutisme.  » La Belgique est quasi le seul Etat européen à réagir de manière passive au shopping des multinationales sur les fleurons de son industrie, en ce compris dans les secteurs d’intérêt stratégique, dit-on chez Ecolo. Elle devient le supermarché du continent. Avec sa politique du laisser-faire, le gouvernement remet ainsi les clés de l’avenir énergétique du pays à nos voisins.  » Le gouvernement belge aurait dû réagir vite pour défendre  » son  » énergie – tout s’est joué à Paris en 48 heures. Fermement. Avec une vision stratégique. Bien sûr, la bataille de l’électricité et du gaz n’est pas encore perdue. Mais, dans les milieux politiques, quelques voix isolées s’inquiètent : les divisions communautaires, la dispersion de la prise de décision politique et l’atonie actuelle du gouvernement Verhofstadt compliquent la donne. l

Ph. E. avec F.B. et L.v.R.

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