» Le sexe et la mort font la force des livres «
C’est l’un des événements de la rentrée littéraire : le Belge Jean-Philippe Toussaint (La Salle de bain, L’Appareil-Photo) livre le dernier volet d’un ensemble romanesque qui l’aura occupé plus de dix ans. Entamé à l’aube du XXIe siècle avec Faire l’amour, poursuivi avec Fuir et La Vérité sur Marie, le cycle trouve aujourd’hui en Nue sa sublime résolution. Soit l’histoire d’une lente rupture traversée de moments d’amour, et le portrait en forme de tentative d’épuisement de Marie, créatrice de haute couture et insaisissable amante du narrateur. Une partition littéraire d’une maîtrise et d’une beauté envoûtantes qui devrait compter à l’heure de la grande distribution des prix littéraires d’automne…
Le Vif/L’Express : Quand vous vous êtes lancé dans la rédaction de Nue, aviez-vous conscience qu’il serait le dernier volet de l’ensemble romanesque Marie Madeleine Marguerite de Montalte ?
Jean-Philippe Toussaint : Non, et de m’en tenir là a été une décision extrêmement difficile à prendre, j’ai passé un mois à y réfléchir. Ma conclusion, dans un premier temps, c’était que ce n’était pas fini, qu’après Nue il y aurait encore deux livres – au moins deux. Puis, en janvier dernier, quand j’ai relu le manuscrit de Nue, et alors que je préparais la lettre qui accompagnerait l’envoi du livre à Irène Lindon (NDLR : directrice des éditions de Minuit depuis la mort de son père, l’illustre Jérôme Lindon, en 2001), je me suis dit que ce n’était pas satisfaisant d’être au milieu de quelque chose. Ça commençait à faire légèrement fonctionnaire… (sourire). Je trouvais que s’il fallait un roman pour clore l’ensemble, ce devait être Nue, que je venais de terminer. J’ai alors donné un titre à ce qui devenait une tétralogie – ou un quatuor. Ce titre, Marie Madeleine Marguerite de Montalte, soit le nom de l’héroïne, a célébré la résolution de mes doutes.
Vous avez conçu votre tétralogie comme un ensemble souple, chaque livre pouvant être lu indépendamment des trois autres…
L’idée, c’est qu’on n’y perd pas si on n’a pas suivi l’ensemble depuis le début. Il n’y a pas une seule entrée possible, il y a plusieurs portes. On pourrait en fait dire qu’il y a quatre portes, puisqu’il y a quatre volets – j’aime bien le terme de volet, il y a l’idée de fenêtre juste derrière. C’est une figure géométrique à quatre facettes, et on peut la regarder dans tous les sens. Normalement, un livre, c’est une ligne chronologique avec un début, un milieu, une fin. Ici, tout est sur le même plan, et chaque livre répond aux autres.
Marie et le narrateur n’en finissent pas de (ne pas) se quitter. Au final, s’agit-il d’une histoire d’amour ou de rupture ?
J’ai choisi l’angle d’une rupture, parce que c’est autrement plus romanesque, plus porteur. Faire l’histoire d’un amour que rien ne menace aurait manqué d’énergie, aurait été extrêmement ennuyeux, et guimauve. Alors que l’idée de séparation permettait d’entrevoir un amour plus émouvant. Cela ne s’est dessiné que petit à petit combien, dans le fond, c’était une histoire d’amour. Je ne le savais pas moi-même, au départ… Il y a dix ans, quand j’ai commencé, je n’aurais d’ailleurs jamais osé revendiquer écrire une histoire d’amour, en plusieurs tomes a fortiori (sourire).
Dans Nue, vous développez une idée magnifique, et assez inédite, celle d’une faille venant menacer non pas l’amour de vos personnages, mais leur rupture. D’où vous est venue cette idée ?
J’ai toujours adoré le décalage. C’est un lieu commun de dire qu’il y a une faille qui s’insinue dans l’amour d’un couple. Une fêlure, une lézarde qui commence et dont on pressent qu’elle ne va faire que s’agrandir et mener à une séparation. Comme je n’écrivais pas une histoire d’amour mais une histoire de rupture, j’ai imaginé que la faille se situait dans la rupture, avec l’idée que cette faille allait grandir et que, si ça continuait comme ça, elle viendrait menacer jusqu’au principe même de leur séparation, avec le risque de les voir se remettre à s’aimer. C’était amusant de présenter ça comme une menace (sourire).
Vous êtes publié chez Minuit, une maison d’édition exigeante, qui a notamment publié Beckett, Alain Robbe-Grillet et toute l’école du Nouveau Roman. Vous sentez-vous leur héritier ?
Je suis bien sûr de fait rattaché à ce courant littéraire. Minuit est un très grand éditeur, avec une tradition littéraire fort intéressante – celle du Nouveau Roman. C’est une littérature exigeante qui a conscience des vrais enjeux littéraires, et c’est dans cette tradition-là que je m’inscris, c’est sûr. Mais en même temps, je n’ai pas envie d’en paraître l’héritier strict. Mon travail s’inscrit dans un chemin complètement solitaire. Pour Fuir, le deuxième tome du cycle, je me souviens que j’avais accompagné l’envoi de mon manuscrit d’une citation à l’intention d’Irène Lindon. Il s’agissait d’une phrase de Faulkner qui disait quelque chose comme : » Ne pas se préoccuper de ses contemporains ou de ses prédécesseurs, tâcher d’être meilleur que soi-même. » Et c’est exactement ça : ce qui m’importe, c’est de me dépasser moi-même. A fortiori dans un cycle, où les romans que j’écrivais reprenaient les mêmes ingrédients et les mêmes personnages, j’avais à être meilleur que moi-même. Cette consigne est forcément devenue de plus en plus difficile à tenir au fil des livres… A un moment donné, je me suis dit que je ne parviendrais plus à être meilleur que moi-même, et ça a participé de l’idée d’en rester là.
Votre cycle romanesque s’est ouvert en même temps que le XXIe siècle. Cela a-t-il joué dans le projet d’inscrire vos romans dans l’ultracontemporain ?
Je pense que c’est fondamental que les livres interrogent le présent, parlent du contemporain. Mon histoire d’amour est une histoire d’amour du début du XXIe siècle par le monde qui l’entoure – les Boeing 747, les fuseaux horaires, les téléphones portables. Et en même temps, mon histoire est remplie d’éléments intemporels : il y a des choses de l’amour qui étaient les mêmes à la Renaissance – dans Nue, je mets en exergue une citation de Dante – » Dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune. » Et c’est ça qui est intéressant : mélanger l’universel (le sexe et la mort, les saisons, l’eau, le feu, les éléments) et le temps présent. Ce temps présent, je ne le surplombe pas, je n’en fais pas une analyse sociologique ou journalistique, je le perçois de l’intérieur, par moi et en moi. C’est assez solipsiste, mais en même temps il y a une ouverture.
Vous avez un vrai sens de l’image. On pourrait à chacun des quatre livres rattacher deux, trois scènes marquantes, de vraies scènes d’anthologie…
J’aime que l’action de mes livres procède à coups de grandes scènes. Aller chercher le quotidien, le banal, et, à force de le faire macérer, de le travailler, en tirer une scène réellement littéraire, qui aura un poids beaucoup plus grand qu’elle n’avait dans la vie réelle. Dans ces scènes auxquelles je m’attèle, je suis extrêmement généreux en détails, en informations, comme si j’épuisais la réalité de ce que j’écris, mais ensuite, je peux laisser des périodes de deux ou trois mois dont je ne dis absolument rien, où on ne sait rien de ce qu’ont fait Marie ou le narrateur. Je laisse beaucoup de blancs, de manques. J’aime bien que ce vide puisse être complété – c’est de l’air pour le lecteur. Je n’envisagerais pas de tout décrire, c’est pour ça que ces scènes doivent être paroxystiques et isolées. C’est vraiment une question de stratégie…
Avez-vous parfois le fantasme, exprimé par Flaubert en son temps, de faire un livre » sur rien « , qui ne tienne que par la force de son style ?
L’histoire en tant que telle ne m’intéresse pas. Raconter des histoires, c’est juste un outil. Pour moi, les grands livres créent avant tout du temps et de l’espace. Selon moi, c’est l’enjeu même de la littérature. J’essaie de faire des livres qui donnent beaucoup de plaisir, mais je voudrais que ce soit un plaisir très raffiné, très subtil, parce que je ne m’appuie sur aucune des quilles classiques qui seraient l’histoire ou les personnages. J’essaie de faire des romans qui procurent un plaisir uniquement littéraire. C’est d’une très grande ambition : s’enlever tous les ingrédients habituels et vouloir écrire des livres qu’on ne quitte pas, des livres qui soient prenants.
Vous écrivez la plupart de vos livres dans des lieux récurrents, en Corse et à Ostende notamment. Comment les investissez-vous ?
Je choisis avant tout des lieux agréables et confortables, mais le plus important, c’est d’être isolé. Je loue par exemple régulièrement des appartements à Ostende avec vue sur mer – les hivers y sont d’un calme absolu. J’y suis complètement isolé mentalement. Et je procède alors par superposition d’espaces. J’ai passé plusieurs hivers à la mer du Nord pendant lesquels mentalement j’étais complètement à Tokyo… Je me souviens qu’un jour je me baladais à Ostende, un fait divers s’était déroulé près de la Poste, il y avait des éclaboussures de sang sur une planche. J’étais en plein dans le processus d’écriture : ce sang séché, je l’ai utilisé, je l’ai mis dans la scène du train de nuit en Chine de Fuir.
Comment appréhende-t-on un arc romanesque sur dix ans de vie ?
Dix ans, ce n’est pas si long. En dix ans, je n’ai pas changé – et en tout cas pas comme écrivain. Même si c’est toujours améliorable, je comprends en tout cas toujours très bien ce que j’ai voulu faire. Il y a des oeuvres qui ont été écrites sur vingt ou trente ans, prenez L’homme sans qualités, par exemple : Musil devait y corriger des choses qu’il avait écrites vingt ans plus tôt (NDLR : L’homme sans qualités, chef-d’oeuvre de l’écrivain autrichien Robert Musil, l’occupa une grande partie de sa vie. Publié dès 1930 en plusieurs volumes, il est considéré comme l’un des romans fondateurs du XXe siècle, et sera laissé inachevé à la mort de son auteur en 1942). Je peux reprendre des phrases que j’ai écrites il y a dix ans pour Faire l’amour, elles ne sont pas loin…
Vous alternez régulièrement les scènes de sexe et les scènes de catastrophe – ou de mort. Qu’allez-vous chercher dans cette confrontation ?
Ecrire des scènes de sexe, c’était assez nouveau pour moi. Il y avait bien eu quelques pages de sexe très joyeux dans mon roman La Télévision, mais ici je mets en scène un sexe beaucoup plus grave et explicite. J’avais envie de travailler des images crues, pudiques et retenues tout à la fois, je souhaitais qu’on puisse trouver ces scènes très belles. En les mêlant à cette sorte de menace, de violence potentielle, de mort qui plane sur chacun de mes livres, ça donnait une force très particulière. Les scènes de sexe, autant que celles de mort, font la force des livres. Ce sont les scènes qui marquent. C’est la rencontre d’Eros et Thanatos, depuis la nuit des temps, et c’est une constante fondamentale de la nature humaine.
Pourquoi êtes-vous devenu écrivain ?
Ca, si vous voulez, c’est une question qui n’est plus d’actualité pour moi (long silence). C’est tellement naturel. Il y a quelque chose de l’ordre du : » C’est fait, maintenant. » Il ne m’arrive plus de m’interroger là-dessus. Il y a le jour où j’ai commencé à écrire, un peu brusquement. Depuis, il n’y a pas d’alternative.
Comment appréhendez-vous la suite ?
Le fait de finir ce cycle, ça va être un peu compliqué pour moi, parce que je ne vais pas pouvoir enchaîner sur un nouveau tome avec tout cet espace romanesque déjà installé. Je vais devoir reconstruire quelque chose entièrement. Je vous avoue que les dix prochaines années sont floues. Je n’ai aucune idée. Là, je suis en pleine promotion, j’en parle partout, je suis en plein dans le bénéfice… (sourire). Après, on verra (silence).
C’est une perspective qui vous angoisse ?
Disons qu’elle ne me rassure pas complètement (rires).
Lire aussi la critique de Nue dans Focus Vif en page 40.
Propos recueillis par Ysaline Parisis Photos : Debby Termonia pour Le Vif/L’Express
» Raconter des histoires, c’est juste un outil. Pour moi,les grands livres créent avant tout du temps et de l’espace »
» Ce qui m’importe, c’estde me dépasser moi-même «
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