Le roi qui gagnait sur les deux tableaux

Un monarque qui procède, par dépit, à la liquidation de ses plus belles toiles, ce n’est pas courant. S’il s’avère que Léopold II a, en plus, vendu des faux et  » roulé  » les Musées royaux des beaux-arts, ça devient très, très gênant ! L’historienne Geneviève Tellier, qui a mené l’enquête, en sait quelque chose…

Quand Geneviève Tellier, 54 ans, sollicite, en 2006, une aide de la Belgian American Educational Foundation pour financer sa thèse de doctorat, il n’est alors question ni de Léopold II, ni même de la Belgique. Son sujet de prédilection, c’est le marché de l’art américain à la veille de la Grande Guerre, cette période épique où, par milliers, des objets anciens européens traversent l’Océan, pour satisfaire l’appétit d’industriels et de financiers millionnaires en mal d’antiquités. Bourse en poche, en route pour le Metropolitan Museum of Art de New York ! Geneviève Tellier sait qu’elle y trouvera le fichier d’inventaire du marchand parisien Michel Kleinberger, l’un des principaux  » passeurs  » en Amérique de toiles hollandaises et flamandes du xviie siècle. Premier étonnement : ce négociant a été chargé de dénicher des acquéreurs pour une trentaine de tableaux appartenant au deuxième roi des Belges. L’étude de la correspondance des jumeaux Goffinet, les hommes de confiance de Léopold II, montrera ensuite à la chercheuse, de retour à Bruxelles, que le roi a littéralement  » fait le forcing  » pour écouler ces peintures. Mais c’est de la confrontation de diverses archives que surgit réellement la surprise : l’une des £uvres mises à prix par le roi, Le Portrait de Duquesnoy, d’Antoon Van Dyck, (1599-1641), apparaît vendue deux fois… Manifestement, il y a une toile en trop. Et, forcément, l’un des deux exemplaires est la copie de l’autre… S’ensuit une investigation minutieuse, qui conduit Geneviève Tellier sur la piste d’un nombre incalculable d’inventaires, estimations, correspondances, factures, catalogues, biographies, photographies, dossiers de commerçants, articles de presse et archives royales. En chemin, ce sont surtout des embûches que la doctorante récolte, découvrant les fortes réticences des uns et des autres à vouloir éclaircir cette vente douteuse. Loi du silence, rétention d’informations, embarras généralisé. Au bout du compte, rien n’y fait : les présomptions de culpabilité semblent peser lourdement sur le roi. Sans apporter toutefois la preuve ultime de ce qu’elle avance, Geneviève Tellier en reste aujourd’hui convaincue : Le Portrait de Duquesnoy accroché aux cimaises des Musées royaux des beaux-arts ne serait qu’un faux vendu sciemment par un monarque à son peuple… Ce dossier  » à charge  » est la thèse, à peine remaniée pour le grand public, que l’auteur a défendue en mai 2009 devant un jury de professeurs de l’ULB, de la Columbia University de New York et de l’Universita Tre de Rome. Sobrement intitulé Léopold II et le marché de l’art américain. Histoire d’une vente singu-lière (1), c’est aussi un formidable (et authentique !) art and research thriller, comme en raffolent les Américains.

Le Vif/L’Express : Dans Léopold II et le marché de l’art américain, vous expliquez comment ce roi, rendu furax par l’Etat belge qui l’empêche de régler sa succession à sa guise, décide de céder tous ses objets au plus offrant…

> Geneviève Tellier : C’est exact. Léopold II est un homme autoritaire, qui préfère encourir une condamnation générale plutôt que de s’incliner devant le Code civil. En 1909, par bravade, il procède à un grand déstockage de sa maison. Il vend des meubles, des bronzes, des bijoux, des potiches, de la vaisselle, de l’argenterie, des tapisseries, des antiquités égyptiennes… on n’en connaîtra sans doute jamais le détail. Mais il liquide surtout une quarantaine de toiles de maître et quelque 200 tableaux modernes.

Des £uvres majeures ?

> Loin s’en faut. Ce ne sont pas toutes des high class. Néanmoins, il y a là une douzaine de peintures hollandaises du xviie siècle et autant de flamandes. On y trouve un Rembrandt, trois esquisses de Rubens, un Steen, deux Dirk ou Frans Hals, un Hobbema et enfin un Van Dyck, la seule pièce qui sorte vraiment du lot. Ce Portrait de Duquesnoy, le public d’alors le connaît bien : ce sculpteur flamand peint par un artiste flamand a été encensé tout au long du xixe siècle par une abondante littérature, qui y voit l’expression parfaite de notre âme nationale.

Et c’est là que votre thèse devient explosive : vous affirmez que ce Portrait de Duquesnoy, que le roi vend en 1909 au musée de la Peinture et de la Sculpture de Belgique (l’ancêtre des Musées royaux des beaux-arts), n’est qu’une excellente copie réalisée après l’incendie du château de Laeken, en 1890…

> Oui, parce qu’on constate alors, sur le marché, la présence concomitante de deux toiles quasi identiques, aux dimensions légèrement différentes. L’une est vendue au musée bruxellois le 25 mai 1909. L’autre se trouve, le 1er juin, aux mains de Kleinberger, le marchand d’art parisien que Léopold II a commissionné pour écouler plusieurs de ses tableaux aux Etats-Unis. Je prétends que le Van Dyck original est parti outre-Atlantique, et que le musée a hérité de la copie…

Oups ! Mais qu’est-ce qui est le plus scandaleux : qu’un monarque vende un faux tableau ou qu’un musée l’expose ?

> A son époque, Léopold II n’est pas le seul à vouloir réaliser de bonnes affaires aux Etats-Unis. Ils sont des cohortes, en Europe, à répondre à l’attirance irrépressible des Américains pour les Old Masters. On tente même de leur fourguer des croûtes (et on s’en vante !), parce qu’ils achètent  » au mètre ruban « , et sans compter. A New York, les amateurs les plus fortunés sont prêts à débourser l’équivalent de plusieurs châteaux pour un mètre carré de toile ancienne… Maintenant, si le roi a sciemment vendu deux tableaux semblables, un vrai et un faux, il a définitivement rejoint le cercle des marchands véreux… Mais ce n’est pas le plus gênant.

Difficile d’admettre qu’un de nos rois a gagné de l’argent facile en refilant un faux à un musée national !

> Bien sûr ! Mais le plus grave, c’est que ce musée, institution publique et scientifique, a opposé dès le départ une fin de non-recevoir, ignorant même mon indice majeur, celui des dommages causés par le feu à la toile. J’ai tout vu dans cette affaire : mauvaise foi, railleries, allégations mensongères. Et quantité de barrages m’empêchant d’accéder aux sources, uniquement pour des raisons économiques, politiques, académiques et de prestige !

A tel point que votre entourage vous a enjoint de laisser tomber…

> Ma fille Elisabeth craignait que je devienne la risée du monde entier ! Elle a été terrassée quand le directeur des Musées royaux des beaux-arts a demandé à mon encontre la tenue d’une commission disciplinaire dans mon université… où il est professeur. J’ai dû changer de directeur de thèse. Chaque fois, je me suis trouvée face à des potentats vexés.

Mais pourquoi ?

> Parce que je casse la belle mécanique du marché de l’art ! Dans ce milieu, personne n’a intérêt à dévoiler l’existence de faux. Quant au musée, il y perdrait sa réputation et  » son  » Van Dyck, une pièce remarquable estimée aujourd’hui à 12 millions d’euros…

Cette recherche, qui n’est pas finie, vous a déjà menée aux quatre coins du monde…

> A Berlin, Amsterdam, La Haye, Paris, Mulhouse, et évidemment à New York, Los Angeles, Philadelphie, Washington, Provo… J’ai enquêté deux ans et demi aux Etats-Unis. Dans ce pays, où il n’est jamais trop tard pour réaliser son rêve, mon souhait de rédiger une thèse de doctorat à 50 ans suscitait plutôt la sympathie… !

Le Palais royal fut-il aussi collaborant ?

> Personne n’avait très envie d’entendre raconter l’histoire d’un roi excédé qui se venge en déstockant tous ses biens. On semblait un peu gêné… L’intendant de la Liste civile m’a écrit un jour qu’il trouvait mon hypothèse  » osée et interpellante  » ! Le Palais a souvent fait la sourde oreille, jurant que les tableaux royaux ne portaient aucun sceau, ou que telle liste ou inventaire n’existait pas. Puis, quand j’apportais la preuve du contraire, on faisait semblant de rien. Aujourd’hui, je me demande quelle masse de sources je n’ai pu voir et ne verrai sans doute jamais…

Vous avez quand même été invitée au château de Ciergnon…

> En effet. Je voulais examiner l’£uvre intitulée Chaumière sous les arbres. Exécutée en 1890 par le paysagiste anversois Lamorinière, c’est une belle copie du Hobbema abîmé dans l’incendie de Laeken. L’original, restauré sans doute par le même artiste, puis vendu par l’entremise de Kleinberger en 1909, se trouve aujourd’hui à la National Gallery of Art de Washington.

Cela signifie qu’il circule beaucoup de répliques d’une même £uvre, y compris à Laeken ?

> Mais oui ! Au xixe siècle, les nantis font volontiers reproduire leurs plus beaux tableaux. Cela permet de décorer plusieurs résidences et de satisfaire toutes les branches de la famille. La pratique est encore assez courante. Or, souvent, avec le temps, on ne sait plus très bien qui détient l’original. Et comme chaque héritier prétend que c’est lui qui le possède, cela débouche, dans les inventaires, sur de grandes confusions entre pièces authentiques et copies…

Même les experts s’emmêlent les pinceaux ?

> Je le répète : tout le monde (l’acheteur, le vendeur, le marchand, le musée) a intérêt à croire qu’il a devant lui une £uvre authentique. Prenez le Steen qui vient de changer de mains chez Christie’s, et qui se trouvait également dans le lot liquidé par Léopold II. Il existe aujourd’hui au moins trois exemplaires presque identiques de ce tableau ! Et le pedigree qu’en a donné Christie’s mélangeait allègrement les provenances…

Cette vente publique à laquelle vous faites allusion a aussi mis aux enchères, à New York, le 27 janvier dernier, quatre tableautins attribués à Breughel II  » d’appartenance royale « .

> Cette série, adjugée 2 210 500 dollars, faisait partie de la Marlborough House Collection. C’est sous cette appellation qu’on a regroupé la trentaine de tableaux qui ont suivis Léopold Ier quand il a quitté Londres après la mort de sa première épouse, Charlotte. Depuis, ils étaient restés dans la famille royale.

Mais qui les a mis en vente ?

> Je n’en sais rien. Ce ne peut être qu’un héritier du prince Philippe, le frère de Léopold II, donc Albert Ier, ou l’une de ses s£urs, puis leurs descendants respectifs, dont Léopold III, et si c’est passé par ce dernier, soit la famille régnante, soit la branche de Lilian…

La N-VA s’est offusquée de cette vente, contestant l’explication du Palais selon laquelle ces biens sont de la propriété exclusive de la famille royale.

> Lorsque Léopold II vend, en 1909, ce sont les socialistes qui fulminent alors, avec tout à fait le même genre de raisonnement :  » Puisque c’est acheté avec l’argent de la Nation, cela appartient donc à la Nation ! « 

En fin de compte, Léopold II avait-il le droit de vendre, oui ou non ?

> Il faudrait faire la distinction entre ce qu’il avait acquis avec son argent personnel ou hérité de son père (comme les £uvres de la collection Marlborough, qui lui appartenaient en propre), de ce qu’il avait acheté avec l’argent de la dotation. Léopold II a toujours eu tendance à confondre fortune privée et fortune dynastique…

Revenons au Van Dyck. Le musée a fini par vous accorder l’autorisation de procéder, à vos frais, à un examen partiel du tableau.

> En septembre dernier, la spectrométrie de fluorescence X a permis de déterminer les différents pigments présents dans la couche picturale. J’espérais bien en trouver des typiques du début du xxe siècle, ce qui aurait apporté la preuve définitive qu’il ne peut s’agir d’un Van Dyck authentique. Hélas, l’artiste n’a employé que des pigments utilisés indifféremment du xviie siècle à nos jours. Pour connaître le fin mot de l’énigme, il faudra passer par des analyses plus onéreuses, que je suis incapable de financer…

Encore une question ! Si le musée héberge réellement le faux, où se trouve aujourd’hui le vrai Van Dyck ?

> Introuvable… Le parcours de la toile est documenté jusqu’en 1929, lorsque le collectionneur new-yorkais Harold Pratt, qui l’a achetée à Kleinberger, la prête pour une exposition à Detroit. Après, selon le petit-fils Pratt que j’ai contacté, elle aurait été cédée, en même temps que l’immeuble familial de Park Avenue, au début des années 1970.

Pas détruite, quand même ?

> Qui sait ? La famille Pratt peut s’être débarrassée du tableau, pensant qu’elle ne possédait qu’une copie… puisqu’un musée belge affirme avoir le vrai !

C’est une conclusion assez effroyable !

> On peut en imaginer une autre, tout aussi plausible : par crainte d’en être dépossédés si la Belgique venait à leur réclamer cette £uvre nationale, les détenteurs américains actuels du Portrait de Duquesnoy, prudents, préfèrent conserver la haute discrétion…

(1) Léopold II et le marché de l’art américain, éd. Le CRI Histoire, 322 pages. Geneviève Tellier, qui tient une chronique sur eleonore.blog.lemonde.fr, sera présente le 7 mars à la Foire du livre de Bruxelles. Info sur www.flb.be

eNTRETIEN : VALéRIE COLIN

 » tout le monde a interêt à croire qu’il a une oeuvre authentique « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire