Le retour d’un géant

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Le cinquantième anniversaire de La Prisonnière du désert offre l’occasion d’un hommage à John Ford, un des plus grands cinéastes américains, à l’ouvre aussi abondante que superbe

Avec près de 140 films à son actif, John Ford (1895-1973) est l’un des réalisateurs les plus prolifiques ayant jamais arpenté les plateaux de cinéma. Avec des chefs-d’£uvre comme Les Raisins de la colère, Qu’elle était verte ma vallée, La Prisonnière du désert et L’homme qui tua Liberty Valance, c’est aussi l’un des plus grands. Né Sean Aloysius O’Fernea dans une famille d’origine irlandaise établie dans l’Etat du Maine, Ford donna ses lettres de noblesse au genre américain par essence : le western. Mais il brilla aussi dans le film de guerre, le cinéma social, les évocations historiques.

Caractère entier, personnalité forte, il tournait à l’économie,  » montant dans la caméra « , c’est-à-dire ne filmant que ce dont il avait besoin, sans  » couverture  » que les studios pourraient utiliser plus tard pour chipoter un montage différent de celui qu’il avait, lui, en tête. Une anecdote célèbre et révélatrice relate comment un émissaire de la production débarqua sur un de ses tournages en s’inquiétant du retard pris par rapport au plan de travail. Ford demanda à son assistante de lui apporter le script du film (dont il ne se servait guère, ayant tout à l’esprit), et en arracha plusieurs pages avant de le tendre au visiteur en disant :  » Voilà ! A présent nous sommes de nouveau dans les délais…  »

Un des plus beaux films au monde

A l’occasion du 50e anniversaire de La Prisonnière du désert ( The Searchers), merveilleux western cité à chaque référendum mondial parmi les dix meilleurs films jamais réalisés, la Warner Bros a eu la bonne idée de sortir un coffret de deux DVD contenant, outre une version idéalement restaurée du film, une série de suppléments passionnants, dont un commentaire éclairant de Peter Bogdanovich. Le réalisateur de La Dernière Séance a en effet bien connu John Ford, auquel il a consacré un livre et un documentaire précieux. Au Festival de Cannes, où la version rajeunie de La Prisonnière du désert était projetée en avant-première, Bogdanovich accompagnait Dan Ford, petit-fils du maître, et Ned Price, responsable du long et coûteux processus de restauration.  » Il aura fallu neuf mois de travail, essentiellement pour nettoyer le demi-million d’images dégradées et revenir aux splendeurs de l’original « , expliquait ce dernier. Et Peter Bogdanovich s’empressait d’ajouter que  » préserver la mémoire d’un artiste aussi majeur que John Ford est une tâche ingrate dans ce pays que Gore Vidal appelait non sans justesse  » the United States of Amnesia « , les Etats-Unis d’Amnésie… « .

Classique incontesté, La Prisonnière du désert met en scène John Wayne, l’acteur fétiche du cinéaste, dans le personnage d’Ethan Edwards, ex-combattant de la guerre civile (dite guerre de Sécession) revenant après la défaite dans ce qui lui reste de famille. Son frère et l’épouse de ce dernier ayant été assassinés dans un raid comanche, et leurs deux filles enlevées, le solitaire se lancera à la poursuite des kidnappeurs, acceptant avec réticence la compagnie du fiancé de l’aînée des filles, un jeune homme ayant lui-même du sang indien dans les veines… Sur fond de racisme latent et d’émotion contenue, en cultivant aussi un formidable suspense, le film chronique, des années durant, la quête exténuante des deux cavaliers. Wayne y trouve l’un de ses plus grands rôles, devant la caméra d’un réalisateur qui le dirigea quatorze fois au total !

 » Mon grand-père et John Wayne étaient deux pièces d’un même puzzle, se souvient Dan Ford. Ils avaient en commun d’être des hommes entiers, virils, au caractère bien trempé, aimant vivre en plein air. Ils allaient pêcher ensemble, ils étaient de farouches joueurs de cartes, qui s’affrontaient des heures durant (en trichant au besoin) dans la fumée de leurs cigares, avec chacun, posée sur la table, une pile de dollars en pièces d’argent…  » Le petit-fils garde de papy John l’image d’un homme  » qui n’aimait pas trop parler de lui ni de son métier, qui n’avait clairement pas la plus grande fibre familiale du monde, qui était très souvent absent et qui détestait avoir des proches sur le plateau de tournage de ses films, mais qui fut plus accessible dans les dernières années de sa vie, alors qu’il était atteint d’un cancer et ne tournait plus trop « . John Ford aimait les siens, mais rien ne le rendait plus heureux que se lever tôt et s’installer au plus vite derrière la caméra pour crier :  » Action ! « …

Une reconnaissance venue d’Europe

Pas forcément prophète en son pays, Ford vit une reconnaissance critique inattendue lui venir d’Europe, dans la seconde moitié des années 1950, à l’initiative, entre autres, de revues sérieuses, dont certains journalistes allaient un peu plus tard passer à la réalisation et incarner la Nouvelle Vague. Peter Bogdanovich, qui écrivit le premier livre consacré à Ford aux Etats-Unis, en 1967, se souvient de  » la surprise et du plaisir avoués par le cinéaste face à cette admiration venue d’outre-Atlantique  » (d’An- gleterre, aussi, avec Lindsay Anderson, autre futur réalisateur marquant).  » En même temps, poursuit-il, Ford en concevait une certaine tristesse, en pensant qu’il fallait donc être étranger pour célébrer une £uvre où il avait si bien filmé l’histoire, les mythes et les réalités de son propre pays, les Etats-Unis…  » Les parents de Bogdanovich, immigrés des Balkans,  » aimaient justement beaucoup les films de Ford pour leur  » americana « , la force qu’ils donnaient à ce qui était leur propre rêve américain « . Et le cinéaste de conclure pour sa part à  » l’exceptionnelle grandeur d’une £uvre qui ne la cherche jamais, mais y parvient néanmoins très souvent par la seule évidence d’une beauté, d’une justesse, d’autant plus profondes qu’elles naissent du simple désir de  » faire un bon film  » « . Un sentiment partagé par Orson Welles qui, à l’âge de 25 ans et au moment d’entreprendre Citizen Kane, voulut regarder  » un film bien fait  » et se fit projeter, en compagnie de tous ses collaborateurs techniques, La Chevauchée fantastique non pas une mais… trente-neuf fois.

Le coffret DVD de La Prisonnière du désert sera suivi d’un coffret d’une dizaine de disques rassemblant le meilleur de la collaboration entre Ford et John Wayne.

Louis Danvers

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