Le retour du soupçon politique

Les nouveaux cadres de la magistrature francophone ont fait majoritairement leurs études à l’UCL. Le signe d’un retour CDH dans les palais de justice ou l’effet de nouveaux jeux de pouvoir ?

Camp militaire de Bourg-Léopold, le 27 novembre 2012. Pour les 10 ans du parquet fédéral, le magistrat fédéral Johan Delmulle avait organisé un après-midi de team building auquel tous les parquetiers du pays avaient été invités. Les magistrats se sont affrontés au sein de 27 équipes (les 27 parquets). Un brin boy scout mais efficace pour créer des liens et un esprit de corps.

De fait, une nouvelle génération de magistrats arrive à maturité et s’apprête à prendre les manettes de la justice du pays. Dont le fameux Johan Delmulle, un Gantois étiqueté CD&V, mais qui a servi loyalement la socialiste Laurette Onkelinx lorsqu’elle était ministre socialiste de la Justice. Un homme d’action et de réseau, au mieux avec l’armée, qui ne déteste pas se frotter au terrain, comme lorsqu’il participe, toutes voiles dehors, à une opération Atalante de lutte contre la piraterie somalienne. Il va bientôt prêter serment comme procureur général de Bruxelles. Un  » mal nécessaire  » pour bousculer la vieille institution et remettre de l’ordre dans les relations hiérarchiques avec le parquet de Bruxelles, dont le précédent procureur du roi, Bruno Bulthé, s’était considérablement affranchi. Le style fait l’homme. Celui-ci sera managérial…

Au niveau des arrondissements judiciaires, c’est aussi la révolution. La ministre de la Justice, Annemie Turtelboom (Open VLD), a créé douze arrondissements judiciaires à la taille des provinces, à l’exception d’Eupen (Communauté germanophone) et de Bruxelles-Hal-Vilvorde (scindé), en tolérant une bizarrerie wallonne : la coexistence de deux procureurs du roi dans l’arrondissement du Hainaut. Mais tout reste à faire. Ce sont les nouveaux chefs de corps – procureurs du roi, premiers présidents des tribunaux de première instance, auditeurs du travail… – qui devront donner du contenu à la réforme, en décidant qui fait quoi et comment. Les figures qui incarneront ces juridictions de base durant les cinq ou dix années à venir (le mandat est renouvelable une fois) ont tout intérêt à faire évoluer d’un même pas cette justice que beaucoup disent en perdition. De là à friser une homogénéité presque parfaite ?

Pas des affidés automatiques au CDH

A l’arrivée, il s’avère, en effet, que l’écrasante majorité des candidats francophones désignés par le Conseil supérieur de la justice émanent du monde chrétien, dans le sens où ils ont fait leurs études à l’UCL. Cela n’en fait pas des affidés automatiques du CDH, parti crédité d’à peine 10 % des intentions de vote. Avoir étudié à l’UCL ou y professer ne vaut pas aveu d’inclinaison  » démocrate-humaniste « . Pour mémoire, l’ancien magistrat Christian Panier, candidat PTB à l’Europe, est un fidèle serviteur de cette alma mater. Le nouveau procureur du roi de Bruxelles, Jean-Marc Meilleur, a fait ses études à Louvain-la-Neuve, mais il était le poulain du très laïque Bruno Bulthé et, pour le faire élire, le PS et le MR auraient mobilisé leurs frères maçons.

En revanche, les nouveaux  » super procureurs  » Pierre Magnien (Charleroi), Vincent Macq (Namur) et Damien Dillenbourg (Luxembourg), en plus d’être toujours actifs à l’UCL, appartiennent à l’écurie de Christian De Valkeneer, ancien procureur du roi de Charleroi et actuel procureur général de Liège, président en exercice (jusqu’en septembre) du collège des procureurs généraux. Lui, c’est sûr, il a l’oreille de Joëlle Milquet, vice-Première et ministre de l’Intérieur (CDH). Bien que catalogué MR, Christian Henry (Mons-Tournai) est également perçu comme  » UCLien  » par ses collègues, de même que le procureur du roi de Nivelles, Jean-Claude Elslander. Ne reste que Philippe Dulieu, clairement PS, pour panacher un peu le cercle des  » super-proc « .

Même tendance au parquet général où l’on retrouve, côté wallon, Christian De Valkeneer (Liège) et Ignacio de la Serna (Mons), ancien juge d’instruction de Charleroi, étiqueté chrétien. Au parquet général de Bruxelles (bilingue), Johan Delmulle (CD&V) l’a emporté sur Alain Winants (Open VLD), ancien administrateur général de la Sûreté de l’Etat. Avec les procureurs généraux flamands Anita Harrewyn (Gand, SP-A) et Patrick Vandenbruwaene (Anvers, Open VLD), le futur collège des procureurs généraux sera plutôt atypique par rapport à la topographie électorale du pays.

A la présidence des tribunaux wallons de première instance, la vague néo-louvaniste ne s’affaiblit pas. A Namur, Dominique Gérard, poulain du président de la cour d’appel de Liège Marc Derwart, catalogué CDH, l’a emporté sur Manuela Cadelli, présidente de l’Association syndicale des magistrats, ancienne de l’UCL. Egalement soutenus par le  » président  » Derwart, Philippe Glaude a rempilé à Liège, et Luc Lambrecht a été désigné à Arlon. Restent deux femmes laïques à Mons (Monique Levecque et Christine Panier). La razzia n’est pas terminée, car les auditorats du travail doivent encore être chapeautés de neuf. Du côté de la Flandre, le retour de la signature CD&V dans les palais de justice est également patent. Un peu comme si la parenthèse  » violette-paars  » se refermait…

D’autres logiques de réseau

Ce raz-de-marée des diplômés de l’UCL outrepasse les forces connues du CDH. D’autres logiques de réseau, parfois surprenantes, sont à l’oeuvre. Un exemple, dans la ligne du team building de Bourg-Léopold : chaque année, les  » magistrats de confiance  » chargés de superviser les  » méthodes particulières de recherche  » (écoutes, opérations undercover, etc.) sont invités à participer aux week-ends organisés par l’Institut de formation judiciaire.  » Depuis dix ans, la plupart de ces formations se tiennent à Durbuy, décrit un participant. On y écoute des conférences données par des policiers spécialisés, on se met au courant des évolutions de la législation. Mais, le soir, on rit, on chante, on danse…  » Un cadre idéal pour se faire des alliés. Contre le crime, d’abord. Pour sa carrière, parfois.

Ensuite intervient l’hypothèse d’un affaiblissement des vocations judiciaires dans certaines franges de la population estudiantine.  » La grande majorité des inscrits de 2014 aux examens d’accès à la magistrature, organisés par le Conseil supérieur de la Justice, sont, comme les autres années, issus de l’UCL « , relève-t-on au CSJ. Lors de sa dernière salve de désignations, un seul diplômé de l’ULB avait postulé à une place de procureur, les candidats liégeois, comme Danièle Reynders (MR) ou Philippe Dulieu (PS) étant, en général, des anciens de l’ULg. Les néo-louvanistes ayant gardé un lien académique avec leur université d’origine se sont trouvés en meilleure position que les autres. Si l’université constitue un réseau performant, il n’égale sans doute pas celui de la politique. Les magistrats qui ont fait un passage dans un cabinet ministériel ou qui ont réalisé une mission d’expertise pour un ministre ou des élus, bénéficient d’une longueur d’avance.

Certes, le CSJ a été créé pour mettre fin à la politisation des nominations dans la magistrature. Mais, au fil du temps, son étoile a pâli, et le soupçon de copinage a resurgi. La dernière fournée de ses membres, choisis pour moitié par le Sénat (l’autre étant formée de magistrats élus par leurs pairs), souffre d’un vice de fabrication. Les sénateurs ont négligé une règle qui laissait une plus grande initiative aux universités pour présenter un candidat non-magistrat. Le CSJ a laissé faire. Il a aussi accepté de travailler vite, et parfois le dimanche, pour permettre à la ministre de la Justice de nommer, avant les élections, les magistrats qui feront vivre réellement sa réforme.

A-t-elle oublié, au passage, de ménager un certain équilibre politique dans le paysage judiciaire ? Certains magistrats dépités confient, en off, qu’à ce compte-là, l’ancien système de la clé D’Hondt (choix au prorata des résultats électoraux) était préférable. D’autres critiquent la manière, parfois théorique ou idéaliste, dont, à  » 1 contre 14 « , les candidats sont auditionnés par la Commission de nomination et de désignation du CSJ. Devant ces remous, sa présidente, l’avocate France Blanmailland, met en garde contre le risque de décrédibiliser  » une belle institution « , exemplaire sur le plan de l’indépendance.  » Pour de nombreuses places, relève-t-elle, il n’y avait qu’un candidat. Le fait que l’écrasante majorité de ceux-ci aient réalisé leurs études à l’UCL mériterait une analyse plus fine, mais cela n’indique en rien qu’ils soient étiquetés CDH. En commission, nous devons être dix sur quatorze pour pouvoir nous réunir valablement, et la décision doit être prise aux deux tiers des membres. Il faudrait un copinage extraordinairement actif pour que le choix de huit membres se porte sur un candidat qui n’en vaut pas la peine. Ou qu’il y ait 7 CDH dans la commission, plus la présidente. Franchement, il y a d’autres sensibilités que celle-là au sein du CSJ… En revanche, si un candidat travaille bien, c’est logique qu’il soit choisi. C’est un bien meilleur système qu’il y a vingt ou cinquante ans.  »

Par Marie-Cécile Royen

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