Nature morte aux oiseaux exotiques, © ERIC FOUGERE/GETTY IMAGES - PHOTOMONTAGE : LE VIF/L'EXPRESS

Le remue-ménage

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Alexandre Jardin.

C’est un ciel chargé d’eau qui s’étend au-dessus des tentures rouges du Wepler, immense brasserie d’angle, aussi réputée pour ses fruits de mer que pour son prix littéraire. Un peu comme Le Café de Flore, sauf qu’ici, c’est la place Clichy et que nous sommes du côté droit de la Seine. Le Moulin Rouge et la butte Montmartre ne sont pas loin, Pigalle et les Batignolles non plus. Jadis, les clients étaient peut-être plus fauchés mais tout aussi célèbres que la clientèle qui s’y attable aujourd’hui, à midi. De Picasso à Modigliani en passant par Apollinaire ou Henry Miller, les lieux restent empreints de l’odeur du talent ; ne dit-on pas que Céline y a débuté son Voyage au bout de la nuit ?

C’est ici aussi qu’Alexandre Jardin fixe la plupart de ses rendez-vous. Il y est d’ailleurs connu comme le loup blanc, comme en témoignent les  » Monsieur Jardin n’est pas encore là  » ou  » Installez-vous à cette table, vous y serez mieux  » ; le genre d’attention qui, à Paris, dénote et étonne. Un peu comme ce drôle de zèbre qu’est Alexandre Jardin. Romancier et cinéaste à succès, l’homme se comprend également comme un citoyen désireux de  » réparer la société « . Dans son  » monde  » et son mouvement politique, Bleu Blanc Zèbre, on y distingue les  » diseux « , genre les politiques blablateurs, et les  » faiseux « , ces gens qui, loin des beaux discours, agissent à leur échelon pour améliorer le quotidien. Un mouvement qui chapeaute de nombreuses actions, comme Lire ou Faire lire (où des retraités bénévoles sillonnent les écoles pour transmettre le goût de la lecture à des jeunes élèves), et qui entend avant tout replacer l’humain au centre de tout. Et pour cela, Alexandre Jardin n’a pas hésité à se transformer en  » roi de la jungle  » pour se présenter aux présidentielles françaises du printemps dernier. Candidat malheureux (il n’a pas récolté les parrainages requis) mais pas vaincu pour autant, il continue aujourd’hui son combat à travers son association, ses livres ou ses films.

Sus aux résignés !

Parka noire sur une chemise de toile foncée, Alexandre Jardin jette son sac sur la table voisine avant de commander un chocolat chaud et de décocher un sourire aussi doux que sincère. A 52 ans, il fait toujours l’effet d’un enfant. Pas de ceux qui refusent de grandir, plutôt de ceux qui refusent la triste et moche réalité des résignés. Car ce qui l’insupporte le plus,  » c’est la fatalité « . Quelle qu’elle soit.

Au top de sa sélection d’oeuvres d’art ? Gauguin. Pour son univers  » si extraordinaire « , parce que, entre les formes et les personnages, lui, c’est la couleur qu’il affectionne. C’est grâce à un des amants de sa mère qu’Alexandre Jardin a découvert, enfant, l’univers du peintre.  » L’amant était dessinateur, explique- t-il en montrant un dessin représentant plusieurs hommes entourant une femme. C’est maman et tous ses amants. Il les avait dessinés ensemble car elle en avait toujours plusieurs en même temps. Ça ne posait pas de problème, puisque mon père aimait les jolies dames.  »

Un drôle d’univers qu’il a raconté dans un de ses précédents opus, Le Zubial, dédié à son père – le scénariste et romancier Pascal Jardin – et qu’il achève dans son tout dernier livre, Ma mère avait raison, consacré cette fois à sa mère. Une enfance aussi joyeuse qu’un tableau de Gauguin, des sentiments aussi vifs que les couleurs fauves de l’artiste et une période de sa vie que l’auteur qualifie d’extrêmement heureuse :  » Tous ces gens étaient tellement intéressants ! Il y avait des peintres, des écrivains, des cinéastes, c’était très joyeux ! Quand j’en recroise un aujourd’hui, il me fait l’effet d’un acteur qui n’aurait plus de rôle à jouer, comme s’il avait déjà consommé le moment le plus vivant de son existence.  »

A déballer tous ces petits secrets de famille, Alexandre Jardin est toujours étonné quand ses lecteurs lui disent qu' » avec une enfance pareille, ça a dû être dur !  » Que du contraire. Il est formel : ce qu’il ne parvient pas à comprendre, c’est comment des gens peuvent être équilibrés en ayant vécu dans des familles aux rêves étroits et dans lesquelles des mères vivent  » au bord d’elles-mêmes « .  » Je ne dis pas qu’il faut vivre comme ma mère ; je dis simplement qu’il faut vivre en accord avec sa propre vérité. Et si celle-ci passe par une vie faite de plusieurs amants, eh bien : ouvrez les fenêtres.  »

Question vérité personnelle, si, enfant, Alexandre Jardin ne comprenait pas la définition du mot jalousie, il révèle qu’aujourd’hui, il est  » un grand amoureux et un grand jaloux. Vivre comme mes parents me semble bien trop dur, ce n’est pas ma vérité à moi.  » Mais c’est le regard fier et rieur qu’il relate l’aventure qu’il vivait ce matin même. Attablé dans un snack où il attendait patiemment sa crêpe, un homme lui hurle dessus :  » Vous alors, avec ce que vous leur mettez (NDLR : aux femmes) dans la tête !  » Avant de s’en aller aussi sec, en claquant la porte.  » C’est sans doute mon plus beau compliment littéraire « , s’exclame l’écrivain, avant de confier l’histoire de cette lectrice qui, trois jours après la sortie d’un de ses romans, a plaqué son mari pour rejoindre son premier amour à Lisbonne ! Alexandre Jardin, ça lui fait plaisir. Et tant pis si des femmes qui se libèrent rendent des hommes comme lui encore plus jaloux.  » Il n’y a rien de plus dangereux que de ne pas vivre. De Gaulle avait tort quand il disait : « Les résignés durent et les passionnés vivent ». C’est faux ! Les résignés ne durent même pas, ils s’usent et finissent par mourir sans avoir vécu.  »

Revenant à Gauguin, Alexandre Jardin confesse que ce qui le touche par-dessus tout, c’est la manière qu’a ce peintre de corriger le réel, comme si, avec son pinceau, il rehaussait les couleurs de l’existence :  » C’est dans un monde comme ça que je veux me réveiller le matin « , tranche-t-il, l’air grave.

La vie, ce kaléidoscope

C’est en terminant son chocolat chaud qu’Alexandre Jardin enchaîne sur une photo de L’Envol, une chorégraphie d’Angelin Preljocaj.  » Ça, c’est l’amour ! La chose la plus importante qui puisse vous arriver, car on ne vit jamais que parce qu’on a aimé. Pour moi, cette chorégraphie reste la forme la plus absolue de ce qu’est un baiser. C’est comme ça qu’on a envie d’embrasser… On voudrait tous que la fille vole et qu’elle n’atterrisse plus jamais. Alors, il faut la faire tourner, encore et encore, comme au cirque…  »

Ah l’amour ! thème cher à ses romans mais aussi point de départ de sa carrière. A 17 ans, pour impressionner une fille qui ne le regarde même pas, il lui écrit une pièce de théâtre dont elle est l’unique héroïne. La pièce plaît et il conquiert la belle. Les suivantes plurent aussi, mais à Jean Anouilh, et enfin à Michel Bouquet à qui le dramaturge prit soin de recommander le jeune Jardin. Puis, la pièce plut à un ami de son père, introduit dans les milieux littéraires et qui, pour la petite histoire, n’était autre que l’amant du chauffeur d’une riche dame chez qui papa Jardin officiait jadis comme gigolo. Bref : à 20 ans, Alexandre aboutit dans le bureau de Françoise Verny, célèbre éditrice parisienne qui choisit de le  » Gallimardiser « . Il remporte alors ses premiers prix littéraires. Ce qui est gai avec les Jardin, c’est qu’il se passe toujours quelque chose. Mais attention, Alexandre revendique  » d’aller chercher  » tout ce qui lui arrive :  » Je me donne tellement de libertés que j’attire les gens un peu barrés. C’est comme si je hissais un drapeauet que les gens qui s’y reconnaissent venaient à ma rencontre. Je ne m’ennuie jamais. Ma vie, c’est un peu un kaléidoscope.  »

L’horizontalité et le courage

Pour terminer, Alexandre Jardin a choisi une image d’Emmanuel Macron. A ses yeux, elle personnifie à la perfection la situation de la France d’aujourd’hui :  » On croit que le pouvoir va changer, or c’est juste l’image de ce pouvoir qui a été modifiée. Les députés néophytes, c’est de la poudre aux yeux. On a juste viré les politiques pour les remplacer par des technocrates. L’Assemblée n’a rien à dire : le vrai pouvoir, c’est l’exécutif qui l’exerce. Sur vingt dirigeants, quinze sortent de Polytechnique, quatre de l’ENA et un de HEC. Comme si tous les autres étaient des cons ! C’est toute cette verticalité du pouvoir que symbolise cette image de Macron.  »

La verticalité du pouvoir, un mal très français qui s’accompagne surtout d’un manque de désir et de confiance.  » Quand Napoléon III a dit à Haussmann : « C’est très beau Paris mais vous allez me le refaire », ils l’ont fait ! Et le résultat est quand même pas mal, non ?  » s’amuse-t-il.  » Alors je me bats pour rendre les gens un peu plus libres. Mais pour ça, il faut qu’ils aient confiance en eux et ça passe par des actions courageuses. Parce que sans courage, la vie est invivable.  » Regardant une dernière fois l’image solennelle du président au faîte de sa gloire, Alexandre Jardin porte le coup de grâce :  » Non mais, franchement, n’importe quel peuple serait mort de rire devant une image pareille ! N’importe quel peuple, sauf les Français !  » Pour un peu, il en pleurerait de rire.

Il est 16 heures. A la brasserie Wepler, le shift des équipes a commencé et les tables sont presque dressées pour le service du soir. C’est l’heure de demander à quoi peut bien servir l’art.  » A faire émerger le vrai, pour que le mensonge du réel s’efface. La réalité n’est rien en comparaison de la vérité d’un être.  » Et, enfilant sa veste, Alexandre Jardin ponctue :  » Mais de tous les arts, celui d’aimer une fille est celui que je mets de très loin au-dessus.  »

Dans notre édition du 17 novembre : Francis Huster.

PAR MARINA LAURENT

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