Le raz de marée qui fera tanguer la Belgique

Avis de tempête électorale sur le pays. Attendue ce dimanche en Flandre, la lame de fond nationaliste portée par la N-VA de Bart De Wever promet de secouer. Les francophones se préparent à encaisser le choc. Et à ramer pour maintenir à flot une Belgique encore digne de ce nom.

Pierre Havaux

Un sigle, un nom courent sur toutes les lèvres, trottent dans tous les esprits. N-VA, De Wever. Ils sont la curiosité, l’attraction de ce scrutin fédéral qui semble leur aller comme un gant. Des élections anticipées sous (haute) tension communautaire, conséquence d’une crise gouvernementale ouverte sous le prétexte de l’insoluble contentieux sur l’arrondissement de BHV : un décor de rêve pour la Nieuw-Vlaamse Alliantie et son président vedette, qui se nourrissent du lent divorce entre Flamands et francophones. Les intentions de vote se suivent et se ressemblent pour accréditer l’affolante hypothèse : ce 13 juin, un parti séparatiste dans l’âme, qui met ouvertement la fin de la Belgique à son agenda, pourrait décrocher la lune. Remporter haut la main la palme de formation politique la plus puissante de Flandre. Et s’imposer ainsi comme un poids indigeste sur l’estomac du pays.

Au Nord comme au Sud, les partis traditionnels en lice auraient voulu chasser ce spectre de leurs pensées, pour se concentrer sur les enjeux cruciaux du moment : budgétaire, socio-économique, environnemental. Les dirigeants en campagne ont affiché un air faussement zen pour évoquer la menace nationaliste flamande.  » Même pas peur de De Wever « , assurait sur un ton enfantin la présidente du CDH, Joëlle Milquet. Le hic, c’est que tout indique le contraire. La diabolisation répétée des nationalistes flamands est le plus bel hommage qui ait été rendu à leur montée en puissance. De Wever, goguenard, a pu mener le bal électoral. La nouvelle coqueluche de la Flandre, populaire à souhait, a distillé ses provocations à doses savamment contrôlées. Il a dicté l’agenda de la campagne en lui donnant un ton résolument conflictuel : l’avenir de BHV, une profonde réforme de l’Etat, la question bruxelloise ont alimenté les échanges, crispé les débats. Et fait chaque fois monter les francophones dans les tours.

La Flandre politique se prépare à encaisser de plein fouet la marée montante de la N-VA. Elle en est aussi toute chamboulée. Dans son désarroi, elle ne trouve rien de mieux que de s’en prendre aux partis francophones. Elle les accuse d’être les meilleurs alliés de De Wever lorsqu’ils ont l’outrecuidance de répliquer à ses assauts. Que les Maingain, Milquet et consorts osent réaffirmer l’une ou l’autre revendication francophone, et c’en est déjà de trop pour le nord du pays. L’élargissement de Bruxelles, un lien territorial entre la Wallonie et la Région bruxelloise ?  » Taisez-vous malheureux, vous ne faites que nourrir la bête !  » Le CD&V s’est fait le champion pathétique de ce football-panique. Il en dit long sur son mal-être. L’ex-partenaire de la N-VA craint de se faire dribbler, il cherche à limiter la casse en misant sur le profil rassembleur de sa Première ministrable, Marianne Thyssen, pour faire oublier Yves Leterme et ses déboires. Les autres partis flamands ne paraissent guère plus fringants. L’Open VLD de son jeune président Alexander De Croo serait trop heureux de faire démentir l’adage qui veut que le parti responsable d’une chute de gouvernement soit puni pour son acte. A la gauche de l’échiquier, le SP.A caresse l’espoir raisonnable de rompre avec ses taux planchers. Même les rivaux les plus directs de la N-VA sur le terrain du radicalisme droitier, Vlaams Belang et Lijst Dedecker, n’en mènent pas large. On voit mal qui pourrait empêcher la formation de De Wever de rafler la mise, voire de survoler le scrutin en Flandre.

Comme Pearl Harbour

La N-VA n’en est pourtant pas là. Elle doit encore aller chercher dans les urnes les 25 à 26 % de voix flamandes que les sondages lui attribuent de manière insistante mais toujours aléatoire. Bart De Wever connaît la chanson. Il mesure à sa juste valeur le comportement de plus en plus versatile de l’électeur, qui a déjà joué de biens mauvais tours à des partis trop vite persuadés de la victoire. La figure de proue des nationalistes flamands soupèse aussi l’effet pervers dont pourrait être victime sa formation : un incontestable succès électoral, qui passerait néanmoins pour une semi-défaite si les résultats ne venaient pas pleinement confirmer des pronostics à ce point prometteurs.  » 2009 a été pour nous comme Pearl Harbour, personne ne nous avait vu venir. Cela ne nous sera plus accordé deux fois « , confiait l’homme fort de la N-VA au début d’une année 2010 qu’il espérait sans élections. Impossible de jouer encore sur l’effet de surprise pour rééditer ou amplifier la percée au dernier scrutin régional : la N-VA est attendue au tournant. Elle se retrouve dans la peau du favori à battre. Un rôle ingrat, endossé il y a un an par un certain Jean-Marie Dedecker. Il s’était soldé par une lourde déception électorale. La Lijst Dedecker ne l’a toujours pas digérée.

Le sud du pays serait le premier soulagé d’une contre-performance inattendue du parti de De Wever qui éviterait de le rendre incontournable sur la scène fédérale. Sans illusions, les francophones se résignent plutôt à devoir discuter de l’avenir de la Belgique avec la N-VA, son homme fort et ses aspirations séparatistes déguisées pour la cause en exigences confédéralistes. La partie s’annonce serrée. Elle redoublera d’intensité si, d’aventure, le pilier le plus inflexible d’un semblant de front francophone venait à sortir également renforcé du scrutin. Moment de vérité pour le FDF d’Olivier Maingain, et sa rhétorique de fermeté absolue sur le sort de BHV et la défense des droits des francophones de la périphérie bruxelloise. Que la composante amarante du MR se ramasse, et le camp francophone pourrait y trouver une raison de se montrer plus accommodant face aux revendications flamandes. Mais que le parti d’Olivier Maingain soit porté de façon significative par un sursaut de résistance de l’électorat bruxellois et/ou de la périphérie, et les rivaux francophones du Mouvement réformateur, CDH, PS ou Ecolo, pourront difficilement faire l’impasse sur cet incitant sérieux au raidissement. Pleins feux sur la N-VA qui hérisse les francophones, mais aussi sur le FDF qui cabre la Flandre.

Résolument démocratique

On pressent pourtant que c’est dans le nord du pays, et cela devient une habitude, que va se jouer ce scrutin fédéral. Que c’est le vote de la Flandre qui pourrait le rendre décoiffant. A l’image de ces élections de novembre 1991, lorsque la Belgique avait encaissé de plein fouet le raz de marée du Vlaams Blok. Plus de 400 000 suffrages obtenus : ce véritable carton installait durablement l’extrême droite séparatiste flamande dans le paysage politique. C’était alors le triomphe du nationalisme flamand, mais sous ses traits les plus repoussants.  » Le résultat de cette élection a été ressenti comme un cataclysme politique, surtout du côté flamand « , rappelle Pascal Delwit, politologue à l’ULB. Dix-huit ans après cette marée brune traumatisante qui a mis du temps à refluer sans disparaître, une nouvelle vague nationaliste flamande est en vue. Mais cette fois, notable et heureuse différence, la lame de fond attendue est dépouillée d’accents racistes, elle affiche un profil résolument démocratique.

La secousse prévisible de ces élections n’en ferait pas encore un de ces scrutins de rupture, qui se comptent en Belgique sur les doigts d’une main. 1965, 1981, 1999 : trois rendez-vous électoraux sont identifiés par Pascal Delwit, comme autant de moments-charnières au cours du dernier demi-siècle. Tous ont été synonymes d’un réalignement significatif de l’électorat, qui a sonné le glas des partis dominants, mis fin à la stabilité du corps électoral et imposer l’ère d’une fragmentation politique  » de plus en plus difficile à gérer.  » L’avenir dira si les élections de 2010 méritent d’étoffer cette courte liste.  » Il faudra pour cela que les résultats modifient de manière substantielle la donne électorale traditionnelle, mais aussi que cette modification majeure s’inscrive dans la durée « , explique Pascal Delwit. Enjeu majeur :  » Un décalage très profond entre résultats électoraux dans le Nord et le sud du pays. Avec un vote centripète au sud du pays, qui serait articulé sur les quatre grands partis traditionnels ; et un vote centrifuge au Nord, cristallisé autour du bloc N-VA, Vlaams Belang, Lijst Dedecker.  » La percée probable de la N-VA, si spectaculaire qu’elle puisse être, demandera confirmation. Elle pourrait n’être qu’un feu de paille si le parti de Bart De Wever loupe l’étape suivante : mettre les mains dans le cambouis et perdre sa virginité en se mettant à négocier avec les francophones le nouveau visage du pays. C’est la seule certitude du jour : plus très belle à voir, la Belgique devra repasser sur le billard après le passage des urnes. L’envergure et le danger de l’opération dépendront de la confiance que l’électeur flamand aura placée dans les plus déterminés à démembrer le pays.

PIERRE HAVAUX

La belgique devra passer sur le billard après le scrutin

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