Le prix de la liberté

Touristes volatilisés, investissements en chute libre, croissance en berne… Quatre mois après la révolution du Jasmin, la Tunisie a du mal à se redresser. Fort de solides atouts, elle a pourtant toutes les chances de rebondir. Et une occasion unique de se moderniser.

La calèche, décorée de fleurs artificielles orange, fait demi-tour. Avant que son conducteur, dés£uvré, pile net. A quoi bon s’échiner à chercher le chaland dans une ville fantôme ? En cette fin avril, il règne au sud d’Hammamet une ambiance morose avec ce drôle de silence que brisent deux ou trois notes de musique échappées d’un café déserté. Dans cette station balnéaire, peuplée de complexes hôteliers géants, apercevoir un touriste tient de la gageure. Au Baya (600 lits), cinq vacanciers, pas un de plus, bronzent au bord de la piscine. Non loin de là, un  » resort « , pouvant accueillir 1 300 personnes, chouchoute ses 14 clients ! Un spectacle de désolation que la Tunisie n’avait pas connu depuis 2001, après les attentats de New York.

A la gare d’Hammamet, plus au nord, c’est au contraire la foule des grands jours. Près de 2 000 personnes se sont massées autour de la place du 7-Novembre pour participer, en ce samedi après-midi, à une marche citoyenne. Des hôteliers, des restaurateurs et des commerçants arborent des panonceaux en arabe et en français :  » 400 000 emplois à préserver « ,  » Touche pas à mon tourisme « . Autant d’appels à l’aide d’une profession sinistrée. Et d’un pays fragilisé.

La croissance devrait tomber à seulement 1 %

Quatre mois après le soulèvement de son peuple et le départ de Ben Ali, la Tunisie subit les contrecoups de son retour à la liberté, et du  » printemps arabe  » : le tourisme, principal pourvoyeur de devises, s’est effondré, les investissements ont dégringolé, le chômage s’est creusé. Quant à la croissance de ce pays de 11 millions d’habitants, traditionnellement portée par les activités exportatrices comme le textile et l’électronique, elle devrait tomber de 5 à seulement 1 % en 2011.

Pas un jour ne se passe, avenue Bourguiba, à Tunis – lieu mythique depuis le rassemblement libérateur du 14 janvier 2011 -, sans que des attroupements et autres sit-in s’improvisent. En ce début de printemps frileux, les Tunisiens continuent à palabrer, faisant des pronostics sur le résultat des prochaines élections du 24 juillet.

 » On a manifesté le vendredi. Le lundi, on reprenait « 

Pendant ce temps, les affaires tournent au ralenti.  » On est encore trop dans l’inquiétude politique et pas assez dans les préoccupations économiques. C’est dangereux « , prévient d’emblée Habib Karaouli, PDG de la Banque d’affaires de Tunisie. Car, même si les Tunisiens ont fait leur révolution en un seul week-end –  » On a manifesté le vendredi et, le lundi, on reprenait le travail « , se souvient Elyès Fakhfakh, directeur de Cotrel, société de composants automobiles -, l’économie a été fortement déstabilisée. Si les scènes de violence ont finalement été peu nombreuses, à l’image du Géant Casino de la banlieue de Tunis, pillé et incendié, la baisse d’activité a touché tous les secteurs.

Majdi Zarkouna, patron de Servicom, société de service spécialisée dans les télécoms, ne décolère pas.  » En janvier et février, on n’a rien pu faire. En plus, nos clients ne nous ont pas payés « , se plaint cet ingénieur de 39 ans, évoquant un coup d’arrêt net de son business. Son entreprise, cotée en Bourse, affichait, jusqu’en 2010, 40 % de croissance par an ! Même son de cloche chez Selima Abbou, créatrice de Typik, une PME spécialisée dans l’artisanat, qui a vu, en un mois, ses affaires se réduire à néant.

Les événements en Libye achèvent de fragiliser l’économie : 1 000 firmes tunisiennes y sont implantées. Telle cette usine de cosmétiques, contrainte de fermer du jour au lendemain. Et que dire du manque à gagner dû à l’absence des 2 millions de visiteurs libyens attendus ici tous les ans, notamment pour se faire soigner ?  » Ils représentaient 80 % de la clientèle de nos cliniques privées « , souligne un économiste.

 » Ici, à Djerba, il n’y a aucun risque « 

La Libye est en guerre et c’est tout le tourisme tunisien qui trinque. Depuis qu’ils ont vu à la télé les images de Benghazi, les Européens, dans la confusion, désertent Djerba et autres plages de sable fin. Or,  » ici, il n’y a aucun risque « , martèle Moez el-Ayeb, directeur du groupe Sangho, exploitant de clubs de vacances. Comme lui, la majorité des hôteliers ont perdu au moins 60 % de leur clientèle tandis qu’une centaine d’établissements ont dû fermer. Et même si la saison d’été pourrait se révéler meilleure que prévu, veut croire Mehdi Houas, ministre du Tourisme, c’est de loin ce secteur stratégique qui souffre le plus .

Une situation d’autant plus préoccupante au moment où les exigences salariales explosent.  » Mes employés m’ont demandé une « prime de révolution » « , confie Elyès Fakhfakh. Partout, les revendications se sont multipliées, avec à la clé des hausses de salaires de 10 à 20 %.  » Nous subissons une pression monstre « , reconnaît Jaloul Ayed, ministre des Finances, qui vient d’annoncer 17 mesures d’urgence pour renflouer les régions défavorisées et endiguer le chômage des jeunes, notamment les plus diplômés, en première ligne lors des émeutes de janvier. Pour eux, le gouvernement a prévu des aides et concocté des  » programmes pilotes autour du numérique « , raconte Saïd Aïdi, ministre de l’Emploi. Tandis que les régions pauvres de l’Ouest recevront des subsides.  » Là-bas, parfois, le salaire ne dépasse pas 40 euros par mois « , s’indigne Sami Zaoui, associé chez Ernst & Young.

Quoique limitées, ces mesures coûtent cher : il faut 1,2 milliard d’euros pour passer ce cap difficile. La Tunisie ne peut s’en sortir seule. Reste la Berd ou l’Union européenne, laquelle, souligne, amer, un patron,  » nous a fait l’aumône de 17 millions d’euros « . Les investisseurs privés sont tout aussi frileux.  » Ils attendent le résultat des prochaines élections pour s’engager « , observe-t-on. Ce qui les retient ? Le manque de visibilité et les interrogations sur la compétitivité de la Tunisie.

La  » débenalisation  » des affaires

Les industriels se demandent si les récentes hausses de salaires ne disqualifient pas le pays.  » Le salaire minimum s’élève à 120 euros mensuels. Même si on l’augmente de 20 %, on ne sort pas de la compétition « , plaide Mehdi Houas.  » On peut encaisser ces hausses sans les répercuter à nos clients « , confirme Elyès Fakhfakh. Malgré son économie  » stressée « , la Tunisie a toutes les chances de rebondir, comme le prouvent la reprise des exportations depuis le début de l’année et le frémissement de l’activité observé en avril. En outre, la  » débenalisation  » des affaires, avec la fin de la mainmise du clan Ben Ali-Trabelsi sur l’économie, va permettre de gagner 1,5 % de croissance et inciter les chefs d’entreprise tunisiens à réinvestir.

 » Excédés par cette « kleptocratie », ils s’étaient mis en mode « survie », renonçant à s’agrandir « , explique Habib Karaouli. Surtout, bien outillé, avec des fondamentaux solides,  » le pays a la capacité d’absorber une mauvaise année « , souligne Bertrand Furno, chef de la mission économique française à Tunis. A condition de repenser son modèle et d’optimiser ses atouts, comme sa situation géographique et sa main-d’£uvre qualifiée.

Mais il faut faire vite.  » Il ne faut pas attendre, insiste Karaouli, le banquier. Ni pour lancer les grands travaux de désenclavement des régions, ni pour moderniser l’agriculture.  » L’idéal serait de profiter de cette pause pour réorienter l’activité vers des industries à forte valeur ajoutée, tels le high-tech, la santé ou les énergies renouvelables. Mais aussi transformer les secteurs traditionnels, comme cela se fait déjà dans le textile : la Tunisie a délaissé la fabrication de tee-shirts pour se recentrer sur des produits plus  » techniques « , comme la lingerie ou les collections courtes pour les marques européennes.  » Là, la Tunisie reste imbattable « , souligne Abdelaziz Darghouth, PDG d’Ambiance Déco.

 » Le potentiel est énorme, affirme Sami Zaoui. La Tunisie pourrait devenir le hub de toute la région.  » Une plate-forme par laquelle transiterait l’Europe pour atteindre la Libye et l’Algérie. Ce cercle vertueux n’est envisageable que si la jeune démocratie ne titube pas et si la coalition de l’après-24 juillet se révèle solide.

DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE, CORINNE SCEMAMA

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