Pour que le lecteur puisse se faire son propre jugement, Karine Tuil l'entraîne dans la tête d'un djihadiste jusqu'au passage à l'acte. © GALLIMARD - PHOTO: FRANCESCA MANTOVAN

Le pouvoir de décider

Dans La Décision, Karine Tuil nous immerge dans le travail d’une juge d’instruction antiterroriste. Outre la charge politique, sociale et émotionnelle de ce thème sensible, la romancière questionne le poids du devoir de décider.

« Le risque de prendre une mauvaise décision n’est rien comparé à la terreur de l’indécision. » Cette sentence est cruellement rappelée à Alma, narratrice de La Décision, le nouveau roman de Karine Tuil. Elle lui est soufflée par la médiatrice chargée de sauver son couple alors qu’ Alma n’ose pas faire le pas du divorce, pourtant acté dans les faits. Son quotidien de juge d’instruction antiterroriste confronte cette femme de gauche au sens de l’Etat bien ancré à la délicate tâche de décider: entendre des suspects, statuer sur leur relaxe ou leur incarcération, faire bonne figure face à ses enfants, ne pas entamer leur bonheur avec ses propres problèmes. Par son souci de réalisme et son utilisation de la première personne, l’autrice des Choses humaines et de L’Insouciance a souhaité immerger le lecteur dans les lourds dilemmes qui pourraient cette fois – alors qu’elle interroge un jeune Français, revenu de Syrie avec sa famille, suspecté de radicalisation – bouleverser son pays comme ses proches, elle qui vit constamment sous la menace. Transcrivant les tourments de son héroïne, Karine Tuil nous entraîne dans les limbes de la nature humaine et de la charge mentale de la prise de décision, avec cette phrase de Marie Curie en tête: « Dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre. »

Une décision peut sembler juste pour la société mais injuste pour les personnes impliquées.

En écrivant La Décision, que cherchiez-vous à saisir des attentats djihadistes qu’a connus la France ces dernières années?

Je voulais comprendre ce qui menait au passage à l’acte, à la barbarie. Comme tout un chacun, j’avais été profondément marquée par les attentats de New York de 2001. Plus tard, en 2007, pour un de mes ouvrages précédents, j’avais assisté à un procès, à Paris. Dans la salle d’ à côté se déroulait celui des caricatures de Charlie Hebdo. On connaît la suite, les attentats de 2015… Dans cette salle d’audience, il me semblait qu’une violence s’est exprimée et qu’on n’a pas voulu l’entendre. J’ai voulu comprendre la mécanique de la violence tout en me disant qu’on ne connaissait rien du quotidien des juges d’instruction qui sont confrontés continuellement à cette violence.

La Décision, par Karine Tuil, Gallimard, 304 p.
La Décision, par Karine Tuil, Gallimard, 304 p.

Alma, votre personnage, est en effet face à la violence tant sur le plan professionnel que privé, son couple se délitant. Une double violence qui naît de ses décisions?

La violence peut être sociale et intime. C’est un livre sur le conflit dans nos sociétés comme dans nos vies privées. Je voulais signer un grand portrait de femme dans la cinquantaine, une femme de pouvoir, mais incapable de prendre une décision pour son couple. Le livre entend décrire le processus, rendre compte de la part de hasard et d’incertitude que ça comporte toujours. Alma ne peut pas tout contrôler.

Est-il possible de rester humain et juste?

Derrière la mécanique judiciaire, il y a des femmes et des hommes qui ont le souci de rendre justice en toute humanité. Une décision peut sembler juste pour la société mais injuste pour les personnes impliquées. Dans le livre, il y a notamment la question de l’incarcération qui fait partie des dilem- mes quotidiens d’Alma. Elle est sans cesse amenée à répondre à des questions sensibles comme la privation de liberté ou la libération de suspects… Ce qui la pousse à continuer? Elle est passionnée par son métier et possède un grand sens de l’Etat.

Vous vous êtes énormément documentée, conférant à votre roman une impression de réalisme extrêmement poussée. Que vous a appris cette immersion du réel?

J’ai rencontré des présidents de Cour d’assises et des juges d’instruction qui m’ont répondu dans la limite de leur déontologie. Des avocats, des militaires blessés, des enquêteurs, des familles de victimes aussi… Ça m’a surtout appris sur la nature humaine, que les hommes sont vulnérables quelle que soit leur classe. Mon vrai souci était de rendre justice aux hommes et aux femmes de l’ombre. L’écriture, c’est d’abord une réflexion, un questionnement, et j’ai envie de comprendre. Ça remonte à très loin. Pour comprendre la Shoah, je devais lire Hannah Arendt. Très tôt, ma mère m’a donné à lire des livres à forte charge politique et sociale. Je considère la littérature comme un véritable espace de liberté. Pour moi, l’écrivain est le seul être libre. Et c’est constitutif de mon ambition littéraire.

Immersion totale

C’est un peu sa marque de fabrique, à Karine Tuil: donner une impression de réel. Le monde judiciaire, son vocabulaire et sa mécanique n’ont pas effrayé cette juriste de formation. Par l’utilisation du « je » nous plaçant dans la tête d’Alma, elle accentue ce souci de justesse. « Pour être tout à fait honnête, le style indirect me semblait bancal, souligne l’autrice. Cette forme empêchait un total abandon. Quand on écrit, on disparaît en tant qu’auteur, un peu comme la méthode l’ Actor’s studio. Alma, je la voulais incarnée. » Si les boucles tortueuses de l’hésitation, entre raison et émotion, apparaissent par moments appuyées et insistantes, la méthode engage le lecteur. Ce que renforce un autre procédé d’immersion: les retranscriptions d’interrogatoires d’Alma face à son suspect. « J’avais envie d’entraîner le lecteur dans la tête d’un djihadiste jusqu’au passage à l’acte, pour que le lecteur puisse avoir son propre jugement. » Qu’ on ne s’y trompe pas, point de partie de Cluedo ici, mais la charge du devoir et ce que ses conséquences peuvent avoir de terrible. Comme l’écrivait Michel Foucault, que cite Karine Tuil dans son livre: « Il est laid d’être punissable mais peu glorieux de punir. »

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