Le poison intérieur

A l’heure où la crise économique exacerbe les tensions dans les milieux professionnels, les salariés font le gros dos. Mais, parfois, ils craquent. Gros plan sur le burn-out, cette maladie tellement révélatrice des conditions de vie sur le marché du travail.

Tout a commencé par de petites pertes de mémoire. Alice (1), directrice d’agence dans une grande banque belge, oublie régulièrement le nom de ses collègues. Elle ne s’inquiète pas : cela arrive à tout le monde. Nous sommes en juillet 2008. Les coups de pompe se multiplient.  » A 18 heures, j’étais bonne à mettre au lit, glisse-t-elle. Sans raison.  » La jeune femme ne lève pas le pied. Jusqu’à cette matinée de septembre où, lancée à 120 kilomètres-heure sur l’autoroute, Alice s’endort au volant.  » Quand je me suis réveillée, j’étais sur la bande centrale. Un coup de chance.  » Le lendemain, elle se rend à la Clinique du stress pour établir un bilan de santé. Diagnostic : burn-out aigu. Alice doit tout arrêter.

Mais c’est la crise financière. Les institutions bancaires sont sur la sellette, les restructurations s’organisent. On demande à Alice de gérer la fusion de son agence avec une autre.  » Je ne voulais pas lâcher les clients et les collègues à ce moment-là, explique-t-elle. J’étais dans ma bulle. J’ai cru que c’était gérable. « 

Cinq mois plus tard, elle lâche quand même. A ce moment-là, elle était  » éclatée « , dit-elle. Une expérience isolée en période économique troublée ? Bien sûr, la crise n’est pas seule responsable du stress au travail. Mais elle y contribue. Selon une étude de la société de recrutement Jobat, quatre travailleurs sur dix estiment que la crise économique a accentué la pression au travail.

Dans les cabinets d’avocats aussi, on voit arriver de plus en plus de travailleurs déboussolés.  » La période actuelle, avec ses tensions, ses réductions de personnel et ses restructurations, a pour effet de multiplier les cas, affirme Gilbert Demez, avocat spécialisé en droit social. Avant, ce sont surtout les secteurs de la santé qui étaient concernés. Aujourd’hui, le stress aigu touche toutes les catégories professionnelles.  » Résultat : les procédures judiciaires se multiplient.

Trois fois plus de plaintes pour harcèlement

Seul chiffre disponible pour tenter de quantifier le nombre de dossiers soumis aux cours et tribunaux par des travailleurs à bout de nerfs : le nombre de procédures introduites pour harcèlement sur le lieu de travail. Même si le burn-out ne trouve pas systématiquement sa cause dans le harcèlement, ce type de décompte donne une idée du climat ambiant. Entre 2006 et 2008, ce chiffre a presque triplé dans le seul arrondissement judiciaire de Bruxelles, passant de 66 à 182 plaintes enregistrées auprès du tribunal du travail.  » Pour 2009, on en est déjà à 116 dossiers « , constate Luc Falmagne, désormais auditeur du travail à Liège.

La crise économique qui a éclaté en septembre 2008 n’explique pas à elle seule cette impressionnante progression.  » L’information circule mieux autour de la législation sur le harcèlement, poursuit Luc Falmagne. Cela pousse sans doute plus de travailleurs à l’activer, même s’il reste difficile d’obtenir gain de cause devant les tribunaux.  » Comment prouver, en effet, qu’une restructuration liée à des difficultés économiques ou le déplacement d’un travailleur constitue une pression anormale de la part de l’employeur ?  » Toute la question est là : qu’est-ce qui excède une charge normale de travail ? complète Jean-Philippe Cordier, avocat au cabinet Stibbe et auteur d’un ouvrage sur le bien-être psychosocial au travail. Il n’y a pas de décodeur. Il faut donc se fonder sur les indices dont on dispose… et faire confiance au juge. « 

Mais avant d’en arriver là, les mécanismes de prévention au sein de l’entreprise doivent être activés.  » C’est tout le sens de la modification de la loi sur le bien-être au travail, en 2007, précise Jean-Philippe Cordier. Le conseiller en prévention est désormais en première ligne pour prévenir les conflits ou pour éviter qu’ils ne dégénèrent. Ce cadre légal constitue une bonne base. Les phénomènes de harcèlement et de violence au travail étaient complètement occultés avant le vote de la loi de 1996. Aujourd’hui, des procédures existent, et des obligations pèsent sur les employeurs. « 

S’il ne met pas en place des outils de prévention, tels que des formations à la résistance au stress, la responsabilité du patron peut effectivement être mise en cause. Des précédents existent dans la jurisprudence. Les chefs d’entreprise qui seraient tentés de couper dans les budgets  » prévention  » pour cause de crise économique sont prévenus.  » Il est urgent pour les patrons de lever le nez du guidon, abonde Patrick Mesters, neuropsychiatre et auteur de Vaincre l’épuisement professionnel. Toutes les clés pour comprendre le burn-out (Laffont). C’est maintenant qu’il faut prendre du temps pour réfléchir aux conséquences du burn-out. Parce qu’il fait des dégâts. « 

Mais les choses ne sont pas si simples. Du côté des entreprises, la prise en compte du stress est un défi complexe. Pour Kris De Meester, conseiller au département social de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB),  » il est très difficile de trouver la bonne mesure de prévention, car le stress est vécu différemment par chacun. Il faut donc pouvoir gérer la somme des individualités « . Dans les années 1999-2000, après la mise en place de la convention collective du travail n° 72, qui vise à intégrer la prévention du stress dans la gestion collective des entreprises, beaucoup d’enquêtes ont été menées auprès des travailleurs.  » Les résultats étaient toujours différents pour chacun « , explique Kris De Meester.

La FEB ne croit pas au yoga

Parmi les techniques utilisées, la méthode canadienne  » appreciative inquiery  » semble la plus efficace aux yeux de la FEB.  » Au lieu de chercher des problèmes, des fautes, cette méthode invite les salariés, dans un travail participatif de groupe, à trouver des exemples de communication positive dans l’entreprise, afin de les implanter à tous les niveaux « . Quant aux stages de yoga, sports en tout genre et autres techniques de relaxation, Kris De Meester les rejette :  » Cela traite les symptômes, mais en aucun cas les causes des tensions dans l’entreprise. Jusqu’à présent, il semble que le plus efficace soit de créer des liens forts entre les départements de ressources humaines et les services de prévention du stress. Mais cela demande de l’argent. Résultat : seuls les grands groupes disposent d’une équipe de prévention du stress intégrée à l’entreprise. « 

En Belgique, cette mission est, le plus souvent, confiée à des intervenants extérieurs. Comme Valérie Barbier, psychologue du travail.  » Lorsque nous détectons des situations de stress importantes, il est parfois difficile de les faire entendre à un patron, car cela touche à sa philosophie de gestion du personnel.  » Autre difficulté dans sa mission de prévention :  » En cas de burn-out, le diagnostic est souvent posé très tard. D’où l’importance de former le personnel au stress et d’informer.  » D’autant qu’avec la crise, constate-t-elle, le stress au travail s’est intensifié.

42% des Belges s’estiment touchés par le stress au travail

Selon une enquête réalisée en 2008 par le secrétariat social Securex auprès de 1 500 salariés, 42 % des Belges s’estiment sujets au stress sur leur lieu de travail. Un chiffre énorme, qui n’implique pourtant pas que tous soient au bord de la crise de nerfs.  » En Finlande et aux Pays-Bas, on compte entre 7 et 9 % de travailleurs atteints de burn-out « , indique Patrick Mesters. Pour connaître précisément le taux d’épuisement professionnel des Belges, il faudra encore patienter. Le Club européen de la santé, la section belge de l’Association européenne pour la promotion de la santé, vient d’organiser des tables rondes sur le sujet.  » Pour mettre les choses à plat, indique Nicole Dery, conseillère générale au SPF Emploi. Avant de réaliser une grande enquête sur le sujet, comme on l’a fait en matière de harcèlement. « 

En attendant, les travailleurs épuisés sont terrassés par ce syndrome d’épuisement professionnel intense, que le Dr Philippe Corten, psychiatre au CHU Brugmann, décrit comme une véritable  » mérule émotionnelle « .  » A l’instar du champignon qui se niche au c£ur de la charpente de votre maison, le burn-out attaque lentement par l’intérieur de l’organisme. Cela peut prendre dix ans, mais quand les dégâts apparaissent au grand jour, les patients sont souvent déjà dans un état lamentable. « 

Insomnie, prise de poids, rêves morbides

C’est bien ce qui est arrivé à Geneviève (1), 57 ans, ancienne responsable des ventes dans une société de grande distribution. Lorsqu’un groupe étranger rachète l’entreprise pour laquelle elle travaille depuis une bonne trentaine d’années, son patron direct est évincé. Avec son nouveau supérieur, le courant passe mal.  » J’ai été chargée de redresser un secteur de l’entreprise qui était en perte de vitesse, explique Geneviève. Ce que j’ai fait. Mais au bout d’un an et demi, j’ai été mutée à Liège.  » Avec une nouvelle affectation : le rangement des réserves. La chute.

 » Après avoir géré des contrats colossaux avec des fournisseurs, j’étais priée de faire du rangement dans les rayons et des emballages cadeaux.  » Geneviève devient insomniaque, prend 22 kilos, pleure sans raison, fait des rêves morbides où elle se retrouve au sommet du parking de sa société, habillée de noir, prête à se jeter dans le vide. Deux mois plus tard, elle reçoit son préavis. Le motif est lapidaire :  » Ne convient pas à Liège.  » Elle attaque aussitôt son employeur en justice pour obtenir réparation.

Après neuf mois d’inactivité, Geneviève savoure néanmoins déjà une petite revanche : elle a été engagée par un de ses anciens fournisseurs. Elle revit. Même si elle avoue que son ancienne entreprise était et est, toujours, toute sa vie.

Mais tous les patients du Dr Corten ne parviennent pas à trouver l’énergie nécessaire pour redémarrer – 25 % d’entre eux ne reprendront jamais le travail.  » C’est typiquement dans ce genre de situation que l’individu met en place des mécanismes d’adaptation. Il va tenter de se forger une carapace pour augmenter sa résistance, prendre de la distance pour relativiser les choses et réduire ses ambitions pour ne pas déchanter.  » Des réactions saines, selon le psychiatre, mais qui produisent un effet toxique si elles sont utilisées à haute dose.  » Si on se blinde trop, on risque d’anesthésier toutes les émotions, positives et négatives. Si on relativise trop, on devient cynique. Et si on réduit trop ses ambitions, on perd toute estime de soi.  » On le voit, la frontière est ténue, et des mécanismes de résistance qui nous semblent efficaces peuvent parfois se retourner contre nous.

En 2008, d’après une enquête de Test-Achats, les travailleurs belges se sont absentés pour cause de stress au travail pour un total de… 9,139 millions de jours ! De quoi faire réfléchir les entreprises à la nécessité de réduire le stress sur le lieu de travail, tout en formant leurs cadres et employés à la gestion de ces tensions. Gare, toutefois, à la qualité des formations et des formateurs qui se pressent autour de ce marché juteux (lire l’encadré ci-contre).

La gestion du burn-out en est encore à ses balbutiements. Méconnaissance de la problématique, difficultés de détection des signes avant-coureurs et, parfois, attitude dénigrante de la part des employeurs vis-à-vis des travailleurs trop rapidement considérés comme des tire-au-flanc, les embûches sont multiples.

 » Les entreprises pensent au chiffre d’affaires avant tout, l’humain passe après, regrette Valérie Libotte, responsable Etudes et Développement au CESI, service externe de prévention et protection au travail où sont affiliées 14 000 entreprises, soit 220 000 travailleurs. Mais il y a des progrès. Dans les professions les plus touchées, comme le domaine médical, où le burn-out a été étudié en tout premier lieu, la sensibilisation progresse.  » Tant mieux. Car le burn-out est contagieux : par un effet mécanique, lorsqu’une personne souffre de stress extrême, sa productivité est amoindrie, ce qui implique un report des tâches sur ses collègues… Terrible effet boule de neige. G. Q.

(1) Prénom d’emprunt.

1. Médecins généralistes : 41 %

2. Accoucheurs : 23 %

3. Psychiatres : 23 %

4. Journalistes : 21 %

5. Infirmiers : 18 %.

dossier réalisé par Chloé Andries et Gilles Quoistiaux. Illustrations : erwin van mol.

des mécanismes de résistance peuvent avoir l’eefet inverse

 » J’étais dans ma bulle, j’ai cru que c’était gérable « 

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