
Le poids de la nostalgie
Au terme d’une année BD marquée par l’incroyable essor du manga, seuls les classiques franco-belges offrent un peu de résistance auprès du grand public. Au prix, peut-être, d’une politique de la terre brûlée et de la franchise qui n’augure pas que du bon.
L’année 2021 aura été celle de la Covid, de la résistance du livre dans une culture malmenée, mais elle aura surtout été celle du manga – plus d’une BD vendue sur deux est désormais japonaise! – et de quelques vieux de la vieille de la BD franco-belge. Un oeil sur les gros tirages de l’automne suffit pour s’en convaincre: si quarante-deux albums affichaient plus de 100 000 exemplaires à leur première édition, le top 10 était surtout occupé par… sept mangas et trois vieilles gloires, à savoir le 39e Astérix, le 28e Blake et Mortimer et le 23e Largo Winch, suivis de près par d’autres séries canoniques déjà reprises, ou en passe de l’être, par d’autres auteurs que ceux d’origine: Les Schtroumpfs, Boule & Bill, Corto Maltese, Les Tuniques Bleues… Soit à peu près les mêmes séries que les parents, voire les grands-parents, des petits lecteurs d’aujourd’hui lisaient déjà!
Cette lourde tendance à la nostalgie, voire au conservatisme, qui semble sauver les meubles de la bande dessinée franco-belge face au tsunami japonais n’est pas sans prix ni conséquences, entre vieillissement du lectorat, dogmes graphiques et soucis de production – « Aujourd’hui, la série Blake et Mortimer bénéficie d’un succès totalement inespéré et presque inexplicable, analyse Yves Schlirf, directeur éditorial de Dargaud Benelux et des éditions Blake et Mortimer, la structure qui gère spécifiquement les albums d’Edgar P. Jacobs et de ses successeurs. Mais je ne sais pas si nous trouverons encore les dessinateurs capables de se plier à un tel exercice dans quelques années. Nous sommes dans l’imitation, oui, mais sincère et honnête, et dans un artisanat qui se perd. Désormais, je me tourne vers les Pays-Bas pour trouver des auteurs, un peu plus figés dans le temps, adeptes de cette école des Jacobs et Hergé qu’on résume parfois grossièrement à la Ligne claire. »
Figé et impayable
Bloquée dans le temps, la BD franco-belge réaliste et grand public? Poser la question, c’est un peu y répondre, surtout lorsqu’on examine les chiffres de la franchise Blake et Mortimer. Le 28e opus (1) a bénéficié d’un tirage proche du demi-million d’exemplaires, mais aussi de multiples éditions parallèles et parfaitement bankables – dont un exemplaire à tirage unique, vendu 5 000 euros! – et à nouveau basé sur un principe – on ne change rien et on fait « du Jacobs »! – qui prévaut depuis 1996 et le premier album sans Jacobs, déjà scénarisé par Jean Van Hamme.
« C’est d’ailleurs Van Hamme qui a établi les règles à suivre pour cette reprise, où des équipes d’auteurs se succèdent pour tenter, je dis bien tenter, de sortir un album par an, poursuit Yves Schlirf. Rester dans le genre qui mêle réalisme et science-fiction, dans les années 1950 et dans la « grammaire jacobsienne », même si ce n’est précisé dans aucun des contrats. Et ça a marché, on n’a donc plus bougé. Ou alors lentement: on s’est permis, par exemple, un vrai hors-série avec Schuiten (NDLR: Le Dernier Pharaon , il y a deux ans) et le scénariste Jean Dufaux s’y est frotté sans être un spécialiste. Dans le prochain tome, on abordera les années 1960. Si on a un bon script, on ne se refusera rien, mais on ne va pas changer une formule qui gagne pour le plaisir… »
Une formule malheureusement difficile à répéter dès que l’on sort du canevas des grands classiques comme l’est aussi l’univers d’Alix et de son créateur Jacques Martin, dont on fête en grande pompe et sorties le centenaire (lire l’encadré). « Si tu ne réalises pas rapidement de grosses ventes, tu meurs de faim! ajoute encore Yves Schlirf. Parce que ça prend beaucoup de temps et énormément de travail dont très peu de dessinateurs sont capables aujourd’hui. Dessiner un Murena, un Alix ou un Undertaker, c’est un boulot de dingue! Et on ne peut se le permettre que si les ventes suivent, ce qui rend presque impossible de produire des nouveautés. Et puis, plus personne ne veut travailler comme Hubinon (NDLR: le dessinateur, entre autres, de Buck Danny et moult séries réalistes, décédé en 1979), c’est-à-dire tout le temps! La tendance est nettement au roman graphique dans le franco- belge, des livres qui se vendent plus chers, qui sont moins « précis », où on est parfois plus proche du « rough » que du dessin proprement et lentement encré… La BD dite « classique » ou « réaliste » est quasiment impayable aujourd’hui. »
Impayable auprès des grands éditeurs, mais pas des jeunes maisons ambitieuses qui ont compris l’intérêt du public, probablement quinquagénaire, pour les « BD de papa » et les albums fleurant bon le classique et la nostalgie assumée. Le Brabançon Nicolas Anspach a ainsi été poussé à créer sa maison d’édition pour sortir Bruxelles 43, de Patrick Weber et Baudouin Deville, voici quatre ans, puis Sourire 58, des mêmes auteurs, qui évoluait dans le contexte de l’Expo 58, et aujourd’hui Innovation 67, qui revient sur le célèbre incendie du grand magasin du même nom. Un mélange de belgitude et de nostalgie qui trône aujourd’hui dans la plupart des vitrines de magasins de BD » mais dont personne ne voulait, il fut refusé partout. »
Alix, entre univers et canons
Des manières de dessiner et de raconter élevées au rang d’art, où la copie est maître: tel est le curieux paradoxe, mais on dit plutôt « univers », dans lequel évolue aussi Alix, la série et le personnage d’esclave romain affranchi inventés par Jacques Martin en 1948. Un auteur décédé en 2010 mais dont on fêtait fin 2021 le centenaire, et dont les récits historico-réalistes perdurent en respectant strictement, pour la série principale, « les canons martiniens ».
» Alix, comme Lefranc (NDLR: une autre série de Jacques Martin) font partie des univers importants et identifiés de notre catalogue, note Simon Casterman, éditeur dans la maison du même nom et responsable, entre autres, des univers d’ Alix. L’ auteur lui-même souhaitait que son oeuvre perdure, son intention était claire, il s’entourait d’ailleurs déjà de collaborateurs de son vivant. Pareil pour Les Voyages d’Alix (NDLR: série parallèle et documentaire qui a connu 39 albums), que Martin avait lui-même initiée. » Dont acte: la maison d’édition a profité des circonstances pour sortir à la fois un 40e Alix (1), un 32e Lefranc, mais aussi une imposante monographie (2) et deux tomes de chacune des séries parallèles à Alix: Alix Senator et désormais Alix Origines. Un tir de barrage qui doit à la fois contenter les lecteurs « historiques » des BD de Jacques Martin, vieillissant mais dépensier, mais aussi un public plus jeune, voire beaucoup plus jeune. « En 2012, quand nous avons lancé la série Alix Senator, on a fait l’inverse de tout le monde en vieillissant le héros, en lui faisant acquérir de l’épaisseur avec l’âge, et en proposant déjà quelque chose de plus moderne, de moins classique qu’ Alix, qui peut n’intéresser que les nostalgiques. La croissance du marché BD ne s’appuie pas sur ces BD classiques, historiques, mais c’est un univers très stable sur dix ans. »
Reste à ne pas se couper définitivement d’un jeune public qui ne le restera pas, et que le manga a littéralement phagocyté. Au point d’obliger les éditeurs franco-belges à revoir leur copie, presque jusqu’à l’absurde: outre l’apparition d’ Alix Origines, qui narre la jeunesse du jeune homme dans un genre graphique aux antipodes de Jacques Martin et aux influences japonisantes évidentes, on apprend aussi que Casterman compte ressortir cette année la série Last Man de Bastien Vivès – déjà une tentative de faire du « manga à la française » – dans un format revu et un sens de lecture inversé, cette fois 100% manga. Entre copie des anciens et photocopie des concurrents, la BD franco-belge de création se cherche décidément un avenir.
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