Le plus grand voyeur du monde

Durant trente-cinq ans, le patron d’un motel américain a espionné les ébats de ses clients. Gay Talese en a tiré un livre fascinant.

Louis-Ferdinand Céline divisait l’humanité en deux catégories : les exhibitionnistes et les voyeurs. Gageons que l’auteur de Voyage au bout de la nuit, qui se rangeait résolument dans le second groupe, aurait été fasciné par le cas Gerald Foos. Des décennies durant, le propriétaire du Manor House Motel, à Aurora, dans la banlieue de Denver, Colorado, a systématiquement espionné ses clients. Il a même choisi ce motel car il disposait d’un grenier lui permettant d’installer de fausses grilles d’aération au plafond de chaque chambre, à travers lesquelles il regardait les ébats de ses  » locataires « . Une triple couche de moquette épaisse étouffait ses pas.

Les voyeurs du voyeur

Mais Gerald Foos n’était pas que le  » plus grand voyeur du monde « . Il était aussi un  » noteur « , qui consignait par écrit tout ce qu’il voyait. Le secret était-il trop lourd pour lui ? Toujours est-il que, un beau jour de 1980, le patron du motel a eu la bonne idée de se confier à Gay Talese. Excellent choix, Talese étant, avec Tom Wolfe, l’un des maîtres du  » nouveau journalisme  » américain (on recommande chaudement son Sinatra a un rhume). Trente-six ans plus tard, alors que Gerald Foos est toujours vivant, Gay Talese a révélé toute l’histoire, provoquant une virulente polémique aux Etats-Unis, certains accusant même le  » voyeur  » d’être un peu mythomane.

Le résultat est fascinant. Car, à travers les petites grilles de trente-cinq centimètres sur quinze, c’est toute l’Amérique qui défile sous nos yeux : femmes mûres s’offrant les services d’un gigolo, institutrices lesbiennes, épouses trompant leur mari avant d’aller préparer le dîner de leur petite famille, anciens du Vietnam en chaise roulante… Imprégné par les premières grandes études sur la sexualité américaine (rapports Kinsey et Hite), Foos, parfois adepte de la masturbation dans son grenier, se fait sociologue, s’imaginant à la tête d’un  » laboratoire des comportements humains  » ; il dresse des statistiques sur les orgasmes, note que l’homme garde presque toujours le contrôle de la télécommande de la télévision, souligne le pourcentage croissant des couples interraciaux. C’est d’ailleurs ce côté presque  » normal  » du personnage, dont l’épouse est parfaitement au courant des activités, qui est le plus dérangeant chez le voyeur d’Aurora. Foos n’est pas Norman Bates. En une occasion, pourtant, l’aventure vire à Psychose, lorsque, de son grenier, Foos assiste, impuissant, au meurtre d’une junkie.

La force de l’ouvrage de Talese consiste à ne jamais juger celui qui s’est confié à lui. Fidèle aux préceptes du nouveau journalisme, il accompagne même son  » héros  » un jour dans son grenier. Faisant délicieusement de nous, lecteurs, les voyeurs du voyeur.

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PAR JÉRÔME DUPUIS

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