Le pédopsychiatre qui a dit non

Le Dr Picard n’a travaillé qu’un trimestre au centre fermé d’Everberg, où sont placés des mineurs délinquants. Mais il a noté les principaux dysfonctionnements qu’il y constatait. Il a alerté la Communauté française. En vain. Alors, il a choisi de témoigner

Le Dr Eric Picard est pédopsychiatre et l’essentiel de sa pratique médicale se déroule en privé. En juillet dernier, il a été engagé, à raison desept puis de dix heures par semaine, parmi le personnel de la Communauté française au centre fermé d’Everberg. Ce dernier est destiné aux jeunes délinquants que les juges ne peuvent envoyer, faute de place, en IPPJ (Institut public de protection de la jeunesse). Trois mois plus tard, le Dr Picard a été licencié.

Si aujourd’hui, il dénonce ce qu’il a vu à Everberg, ce n’est cependant pas par esprit de vengeance. A plusieurs reprises il a tenté, lors de sa mission inachevée et même par la suite, d’alerter les responsables de la Communauté française des dérapages qu’il constatait. Son objectif, c’est que soit mené un travail pédagogique et thérapeutique cohérent auprès de ces jeunes. « Everberg, dit-il, devrait devenir un centre pilote, avec une évaluation des projets qui y sont entrepris. Il pourrait même être, alors, un centre de référence pour les autres institutions et proposer aux jeunes d’autres perspectives que la prison. » Encore faudrait-il, avant tout, ouvrir les yeux sur ce qui s’y passe actuellement. Et, plutôt que d’accepter une prison qui refuse de dire son nom, décider d’élaborer une nouvelle politique de prise en charge des délinquants.

Le Dr Picard livre ici des notes (signalées par des guillemets) prises, au jour le jour, à Everberg. Il y ajoute des commentaires. Ceux-ci remettent profondément en cause divers intervenants et une série de comportements. Mais, désormais, on ne pourra plus dire que personne ne savait ce qui se passe là-bas, derrière les murs du centre fermé.

Ceci n’est pas une prison

« Quand il arrive au centre, le jeune est placé vingt-quatre heures en isolement » (…) « Une rixe peut entraîner vingt-quatre heures d’isolement » (…) « Les chambres avec WC sont moches, de type cellule, malodorants, sans planche. Des journaux sont posés sur la lunette pour cacher le fond du vase. »

18 septembre, 7 h 45, heure du lever. « Un premier jeune sort. Aucune certitude concernant son hygiène matinale. Il tousse dans sa main ( NDLR: ce jeune pourrait être atteint de tuberculose ). L’éducateur lui propose une visite chez le médecin ce jour. Il est conduit vers la salle à manger pour disposer les assiettes. Il tousse dans sa main, se mouche dans son tee-shirt. Il finit de mettre les tables mais il n’y a pas assez de couverts pour tout le monde. 7 h 55. Les autres jeunes sont sortis de leur chambre. Fouillés (…) Même assis à une même table de la salle à manger, pour s’entendre, il faut crier. Il n’y a pas assez de beurre. Plus assez de lait. Trop de sucres pour un tel repas. » ( NDLR: à plusieurs reprises, le pédopsychiatre rapporte que les jeunes se plaignent d’une nourriture qui, sans être insuffisante, demeure peu abondante, peu variée, avec du pain de la veille, un quota de deux tartines à la confiture par jour pour le petit déjeuner ).

25 septembre. « Petit déjeuner. Les gardiens et les éducateurs restent debout, bras croisés derrière le dos. Ils ne participent pas au repas, fument devant les jeunes mais leur interdisent de le faire à ce moment-là. Pas de beurre. Pas de sucre. »

Quand ils arrivent à Everberg, les jeunes sont persuadés que le juge les a envoyés en prison, en guise de punition. Mais on leur tient tout un discours selon lequel, ici, ce ne serait pas une prison. Je pense que, dès ce moment-là, l’adolescent se dit: « OK, ici, on me ment. » Et il relève le défi: il entre dans cette relation faussée. En fait, l’Etat fédéral et la Communauté française sont censésse partager la gestion de ce centre fermé. L’hôtellerie et la sécurité sont dévolues au ministère de la Justice et la logique éducative revient à la Communauté française. Pourtant, en pratique, la confusion des rôles et la prise de pouvoir du premier sur la seconde paraît manifeste: la prison prend le dessus.

Contrôler ou punir? Traiter ou aider?

« Toute l’éducation est basée sur la punition (…) Les éducateurs gueulent sur les jeunes, les humilient, les raisonnent naïvement: « Mustafa, on ne dit pas une pipe, on dit une fellation. »

A l’heure prévue par eux, les gardiens organisent la séance de « fumus »: ils distribuent à chacun des cigarettes. On peut les fumer à ce moment-là. Le fumus est un terme emprunté à l’argot des prisons. Conclusion: on encadre et on encourage les assuétudes, tout en enfermant les mineurs dans un vécu et un vocabulaire stigmatisant.

« Un éducateur interpelle brutalement un jeune qui sortait de la salle à manger avec le journal qu’il lisait, le lui enlève fermement et, à la question du jeune, il répond simplement: « C’est ma DH » ( Dernière Heure), avant de le glisser nonchalamment entre son pantalon de jogging et ses fesses. Humiliant. »

« Je rencontre la médecin généraliste ( NDLR: elle fait partie du personnel relevant du ministère de la Justice ). Elle m’interdit de prendre connaissance des notes inscrites dans ses dossiers, me suggérant de lui écrire si je souhaite lui communiquer quelque chose. »

« Lu dans un rapport psychologique: « Certainement que nos efforts ne feront pas de grands changements dans son comportement de gitan inculqué par sa culture. » Je comprends que la psy ne veuille plus que j’accède à ses dossiers. »

2 octobre, petit déjeuner. « Les jeunes sont dispersés dans deux secteurs: 5 d’un côté, 2 de l’autre. Je demande pourquoi aux éducateurs, quel est l’intérêt pour les jeunes de cette organisation. Réponse: « Aucun intérêt pour eux mais cela nous permet de nous entraîner pour l’augmentation à venir des jeunes. (…) Les éducateurs sont toujours à l’écart, ne partagent pas le repas des jeunes. Ces derniers m’interpellent: « Tu fais quoi ici? Tu viens pour manger! T’es fou! Dites Monsieur, c’est poli de dire: « T’es fou »? »

« Je n’ai rien vu à Everberg »

( NDLR: les notes du Dr Picard montrent qu’il est exclu de tout éventuel projet institutionnel, mis sur la touche par les membres de l’équipe. Il rencontre de plus en plus de difficultés à assumer ses responsabilités et ses fonctions. Malgré ses demandes, il ne verra le nouveau directeur communautaire en tête à tête que… quatorze minutes .)

« Les jeunes me questionnent concernant leurs traitements médicamenteux. Ils ignorent de quoi il est composé. Moi aussi: je suis médecin, pas gardien ( NDLR: comme en prison, ce sont les gardiens qui distribuent les produits ). Je n’ai donc pas à être informé par ma collègue généraliste. Il semble, d’après les jeunes, qu’elle prescrit beaucoup de psychotropes: tranquillisants, neuroleptiques, peut-être des antidépresseurs, ainsi que des spasmolytiques pour des maux de ventre. »

« Arkan ( NDLR: prénom d’emprunt) m’interpelle. Je lui avais prescrit un traitement aux benzodiazépines, permettant de répondre à son état d’assuétude. Il dit que ce traitement a été arrêté. Il a subi une crise d’épilepsie, des révulsions oculaires, une perte de connaissance. Le lendemain, il a été hospitalisé. Cela ressemble, de manière typique, à un effet secondaire dû à la privation brutale de son traitement. Je n’ai pas été averti de cet « incident ». Le traitement d’Arkan a repris. »

Régulièrement, le centre reçoit des visites, y compris de représentants de la nation. Alors que les jeunes râlent dans leur coin, je les invite plutôt à écrire, à réfléchir à leurs revendications, à se plaindre et, effectivement, lors de la visite de deux parlementaires, ils le font. Ils racontent alors ce qui vient d’arriver à Arkan. Le directeur fédéral explique avoir été au courant de la nature du traitement (quid du secret médical?), mais que le psychiatre n’est pas habilité à prescrire, ici, de tels médicaments.

Cette scène d’interpellation des parlementaires par les jeunes s’est déroulée le 25 septembre. Le 2 octobre, le directeur a prié le Dr Picard de déguerpir: son licenciement allait être demandé à la Communauté française. Il a été accordé.

Mais qu’allait-il faire dans cette galère?

Pour justifier son licenciement, le Dr Picard sait qu’il est aisé d’avancer l’argument selon lequel une bonne entente entre l’équipe de la Communauté française et celle du ministère est importante et que, par son comportement critique, il n’y contribuait manifestement pas. Pouvait-il en être autrement? En effet, il conçoit son travail au sein d’une équipe pluridisciplinaire, agissant en concertation et dans l’intérêt du jeune: une attitude dérangeante. Tout comme son manque d’enthousiasme devant les propos racistes de certains travailleurs.

D’autre part, le Dr Picard refuse d’entrer dans le « jeu » où on place,actuellement, tous les psychologues et pédopsychiatres qui travaillent dans ce type d’institutions.  » Nous rédigeons des rapports qui sont aussi destinés au juge, explique-il. Or les mineurs le savent. Dès le début, ils se placent donc dans la séductionpuisque leur intérêt est de sortir le plus rapidement possible d’ici. Mais une telle relation est sans intérêt et elle nous empêche de jouer notre rôle thérapeutique. »

Etre ainsi pris entre deux feux, entre patients et justice, pose problème. Le Dr Picard a demandé au conseil de l’ordre des médecins du Brabant ce qu’il en pensait. Voici les conclusions de ses pairs: « En tant que médecin exerçant une mission thérapeutique – et non pas d’expertise – vous êtes tenu au respect des règles légales et déontologiques en matière de secret professionnel à l’égard des tiers. Le fait de travailler dans un centre fermé pour mineurs n’entame en aucune façon cette obligation (…) Il ne peut y avoir de passerelle entre la fonction thérapeutique et celle d’expert, à moins de mettre à néant le secret médical et la protection du patient qui est son corollaire. » Voilà qui remet en cause bien des pratiques, à Everberg et ailleurs. Et qui pourrait servir de piste de réflexion à une nouvelle approche, vraiment thérapeutique, sinon déontologique, pour les jeunes délinquants…

Pascale Gruber

Quand ils arrivent à Everberg, les jeunes sont persuadés que le juge les a envoyés en prison. Lorsqu’on leur dit que ce n’est pas le cas, ils pensent: « OK, ici, on me ment »

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