Le Pearl Harbour de la mondialisation

Economiste, historien et avocat, Nicolas Baverez a lancé en 2003 le débat sur le déclin français en publiant La France qui tombe. Le Vif/L’Express publie cette semaine, en exclusivité, les bonnes feuilles de son nouvel essai, Après le déluge, qui sort le 15 octobre chez Perrin. L’ancien disciple de Raymond Aron analyse les causes du séisme que nous vivons, décrit le mécanisme des cycles économiques et le salut temporaire trouvé dans des politiques keynésiennes, avant d’esquisser les mutations que le capitalisme mondial va devoir entamer, et dont l’Europe risque d’être la première victime.

Le 15 septembre 2008 restera au capitalisme mondialisé ce que fut pour les Etats-Unis dans l’ordre stratégique l’attaque de Pearl Harbor par le Japon impérial le 7 décembre 1941 : une surprise totale, marquant l’écroulement d’un monde et le basculement dans l’inconnu. Par l’ampleur des pertes provoquées – une année de PIB mondial détruite à ce jour, soit 50 000 milliards de dollars -, la durée de ses séquelles, les transformations qu’il entraînera dans la régulation du capitalisme, le choc s’apparente à une guerre. Autant qu’une crise, il s’agit d’une révolution. Révolution économique avec la fin du cycle néolibéral de la mondialisation qui débuta à la fin des années 1970 et fut placé sous le signe du retrait de l’Etat et de la déréglementation, de l’ouverture des frontières, de l’innovation financière et du primat de la politique monétaire. Révolution géopolitique avec le bouleversement de la hiérarchie des nations et des continents, marqué par le déclin relatif des pays développés, y compris les Etats-Unis, et l’ascension des nouvelles superpuissances du Sud rangées derrière la bannière chinoise. Révolution politique avec le défi d’imaginer des institutions et des règles pour la mondialisation sur fond d’emballement des tentations protectionnistes et d’exacerbation des nationalismes. Révolution intellectuelle et idéologique avec la déconfiture du néoconservatisme et l’effondrement du mythe de l’autorégulation des marchés, faisant pendant au tragique démenti apporté à la neutralité revendiquée des Etats-Unis dans la première phase du second conflit mondial.

Voilà pourquoi il est vital de ne pas se tromper sur la nature de l’événement. Il ne s’agit pas d’une crise de liquidité mais d’une crise complexe, affectant l’immobilier, le crédit, le système financier, la croissance et l’emploi. Il ne s’agit pas d’une crise américaine mais d’une crise mondiale, la première du capitalisme universel. Il ne s’agit pas d’une crise financière mais d’une grande crise économique, qui remet en question la norme du capitalisme, tel qu’il s’est développé depuis trois décennies. Il ne s’agit pas simplement d’un effondrement du crédit mais de l’écroulement d’un mode d’organisation des échanges mondiaux confrontant des nations s’endettant pour consommer et importer – tels les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Espagne ou l’Irlande – et des pays épargnant pour investir et exporter – à l’image de la Chine, de l’Allemagne, du Japon ou de la Corée du Sud. Il ne s’agit pas seulement de la révélation brutale de surcapacités de production mais de déséquilibres profonds dans l’utilisation de l’épargne mondiale et dans le partage de la valeur ajoutée entre le capital et le travail. Il ne s’agit pas uniquement d’un choc économique mais d’un bouleversement stratégique qui modifiera le système géopolitique et la hiérarchie des puissances du xxe siècle. Il ne s’agit pas d’un accident mais d’une rupture historique. […]

La dimension proprement politique de la crise ne doit pas être sous-estimée. La limitation durable de la croissance dans le monde développé, la réapparition d’un chômage de masse et la hausse inéluctable de la pression fiscale qui laminent les classes moyennes ne libéreront pas seulement les pressions protectionnistes mais aussi les passions collectives et les extrémismes. Le basculement du centre du capitalisme vers l’Asie alimente la xénophobie dans les pays développés tout en confortant les régimes autoritaires du monde émergent et en ouvrant de nouvelles alternatives à la démocratie. Le capitalisme, qui était jusqu’à présent le compagnon de route de la liberté politique, est en passe d’en divorcer en ancrant sa dynamique dans des systèmes de valeurs, des régimes politiques et des sociétés autoritaires, qui ne garantissent pas les droits des individus. La crise recèle ainsi un potentiel considérable de tensions sociales et de violence politique internes aux nations comme de conflits entre elles. Ce potentiel qui peut à tout moment être exploité par les tyrans, les démagogues et les extrémistes.

Aujourd’hui, n’existe plus de droit à l’erreur. Quelle que soit l’issue de ce choc planétaire, il y aura dans l’avenir d’autres bulles et d’autres crises, car elles sont indissociables de la liberté et du jeu des passions humaines. Mais le système économique de la mondialisation n’est pas en état de supporter une secousse d’intensité comparable à l’horizon d’une génération. […]

Keynes répondit au cours des années 1930 à un interlocuteur qui lui demandait quelle était la priorité lorsqu’une économie était au fond du trou :  » D’abord cesser de creuser.  » L’année 2009 est de ce point de vue décisive. Elle a vu la politique économique contenir de justesse l’effondrement du système bancaire et la déflation. Mais, de ce fait même, elle favorise le retour en force des idées et des comportements du monde d’hier ou d’avant-hier : retour à l’économie de bulle pour les uns ; retour à l’économie fermée et administrée pour les autres. Or les mêmes causes produiront demain des effets plus catastrophiques encore. Il faudra beaucoup de temps pour panser les blessures provoquées par les folies collectives de ce début de siècle. C’est une raison supplémentaire pour commencer au plus vite en agissant au plus efficace, ce qui suppose auparavant d’avoir réfléchi au plus juste. C’est une raison supplémentaire d’en appeler à la raison critique pour combattre la double tentation d’un retour au business as usual et d’une condamnation passionnelle du libéralisme, pour mobiliser toutes les énergies au service d’une grande transformation du capitalisme mondialisé, qui est désormais la condition de sa préservation. [à]

Au temps de la guerre froide, Zhou Enlai résumait la coexistence pacifique en ces termes :  » Que deux éléphants se battent ou qu’ils fassent l’amour, c’est toujours l’herbe qui se trouve dessous qui est écrasée.  » La Chine a remplacé l’URSS parmi les éléphants mais l’Europe demeure au rang d’herbe. Elle a échoué à prendre la mesure de la nouvelle donne issue de la chute du mur de Berlin et de la mondialisation. L’instauration de la monnaie unique puis l’élargissement aux nouvelles démocraties d’Europe centrale et orientale ont masqué le blocage de l’intégration et la renationalisation des politiques, sanctionnés par l’échec du projet de Constitution et l’enlisement du débat institutionnel. Les Européens subissent la crise, divisés, leurs réactions manquent de vigueur et de cohérence, ce qui fait peser un réel risque de déflation à la japonaise sur le continent.

Le paradoxe veut que la crise frappe davantage l’Europe que les Etats-Unis, pourtant à l’origine des bulles spéculatives. La récession atteindra 4,5 % en 2009 contre 2,8 % aux Etats-Unis, avec la perspective d’une croissance à nouveau négative en 2010 puis bridée autour de 1 % à l’horizon d’une décennie. Le chômage frappera 26,5 millions d’Européens en 2010, soit 11,5 % de la population active. La recapitalisation et la restructuration des banques ne sont qu’ébauchées, alors que restent à passer quelque 950 milliards d’euros de dépréciations, soit 10 % du PIB de l’Union. L’endettement public dépassera 100 % du PIB en 2014. Enfin, une spirale de baisse des prix est enclenchée depuis le début de 2009. En bref, l’Europe présente les mêmes symptômes que le Japon, faute d’avoir accepté d’emblée d’assouplir sa politique monétaire, d’enregistrer les pertes liées à l’éclatement de la bulle immobilière et d’assainir le bilan de ses banques.

 » Le système n’est plus en état de supporter une secousse d’une intensité comparable « 

 » L’Europe parmi les grands perdants « 

 » L’europe demeure au rang d’herbe « 

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