Le paradoxe Salah Abdeslam

Homme clé des attentats de Paris, le fuyard capturé à Molenbeek est un Dr Jekyll et Mister Hyde. L’arrestation de Salah Abdeslam pourrait aider la justice mais elle se paie au prix fort à Zaventem et à Bruxelles. Les soldats de l’Etat islamique sont toujours parmi nous.

L’arrestation de Salah Abdeslam, le logisticien des attentats du 13 novembre, un  » homme clé  » selon le procureur de Paris, François Molins, est une victoire, mais la guerre n’est pas terminée. Les attentats de mardi, dans l’aéroport de Zaventem et dans la station du métro bruxellois Maelbeek, prouvent que le terreau fertile du djihadisme est loin d’avoir été asséché dans notre pays malgré l’activité intense de la police et de la justice : 375 dossiers  » terrorisme  » ouverts en Belgique depuis 2015.

Lundi, lors de sa conférence de presse commune avec le procureur de Paris, notre procureur fédéral, Frédéric Van Leeuw, ne cachait pas sa satisfaction. Il rendait hommage à la police fédérale de Bruxelles, dont 50 à 60 % des effectifs sont engagés dans cette lutte contre un ennemi invisible. Il saluait également le travail des unités spéciales de la police fédérale et des services de renseignement. Les policiers belges avaient besoin de ce succès franc et massif pour redorer leur blason après les révélations par une policière de la DR3, la section d’élite de l’antiterrorisme bruxellois, que des informations sensibles relatives à Abdelhamid Abaaoud et à  » deux frères  » de son entourage n’avaient pas été prises suffisamment au sérieux en juillet 2014.

La prise de Salah Abdeslam, ce 18 mars, rue des Quatre-Vents, à Molenbeek, renouait avec l’efficacité très médiatisée du démantèlement de la cellule dite de Verviers, le 15 janvier 2015. Cette opération comprenait sa part d’échec : la perte de contrôle d’Abdelhamid Abaaoud, chef présumé de la cellule de Verviers, après une défaillance de la surveillance électronique. Le Belgo-Marocain se trouvait alors en Grèce, à deux doigts d’être capturé. Il en a réchappé. Après avoir regagné la Syrie et nargué ses poursuivants dans Dabiq, le magazine de l’Etat islamique, l’homme était revenu discrètement en Belgique. Si Abaaoud était le chef opérationnel des attentats de Paris, Salah Abdeslam était incontestablement son logisticien : convoyeur de terroristes, loueur de planques et de voitures, pourvoyeur d’explosifs. Son complice de braquage, son copain de quartier. Ils se voyaient tous les jours, à Molenbeek, jusqu’à ce que la Syrie et l’Etat islamique les séparent, puis les réunissent sur le théâtre de la plus grande scène de crime, en France, depuis la Seconde Guerre mondiale, le 13 novembre dernier.

Abandonné ou vengé ?

Abdeslam arrêté, le nouvel ennemi public numéro 1 donné à rechercher, Najim Laachraoui, 24 ans, avait quitté Schaerbeek pour la Syrie en février 2013. Il est sans doute l’artificier des attentats de Paris. Salah l’avait ramené en Belgique, avec l’Algérien Mohamed Belkaïd, 35 ans, mort à Forest, le 15 mars, lors de la perquisition qui allait s’avérer fatale, trois jours plus tard, à Abdeslam. Les deux hommes étaient revenus en Europe sous de fausses identités, en se mêlant aux flots des réfugiés syriens accueillis en Grèce. Dès lors, l’unique rescapé des attentats de Paris, s’il collabore avec la justice, représente une  » mine d’or  » pour les enquêteurs. A moins que l’organisation terroriste Etat islamique, dirigée par des anciens officiers des services secrets de Saddam Hussein, n’aient soigneusement cloisonné les opérations…

Abandonné par l’Etat islamique ou vengé ? En cavale depuis 126 jours, Salah Abdeslam était l’homme le plus recherché d’Europe. Il n’a pas quitté sa zone de confort – à l’exception, peut-être, d’un saut à Rotterdam -, de Schaerbeek à Molenbeek en passant par Forest, où un contrôle de routine l’a débusqué et l’a fait fuir jusqu’à quelques centaines de mètres de son domicile familial. Comme dans un polar, c’est l’enterrement de son frère Brahim qui lui a fait passer un coup de fil imprudent et conduit à son repérage téléphonique dans les parages de la rue des Quatre-Vents. Un membre de sa famille aurait prévenu la police de son appel, inspiré par un sentiment fraternel, ce qui a permis de le localiser. La commande, par téléphone, de cinq pizzas par un occupant de l’appartement a achevé de mettre les policiers sur sa piste.

L’impression qui se dégage de Salah Abdeslam n’est pas celle d’un robot programmé pour tuer ni celle d’un psychopathe avec le goût du sang, comme Abaaoud. L’entretien que son ex- fiancée a accordé au chercheur flamand Montasser Alde’emeh, dans le magazine Knack, fin février, révélait, entre les lignes, un individu sentimental et chaleureux, faible et influençable, soumis aux exigences de sa famille, qui ne voulait pas de ce mariage, mais qui demandait, en même temps, à la jeune fille de le guérir de son obsession pour la Syrie, et entraîné sur la mauvaise pente par Abaaoud.

Son ancienne amoureuse s’est en tout cas trompée sur un point. Le procureur fédéral avait laissé entendre qu’Abdeslam avait le profil d’un  » repenti  » qui, avec la garantie de recevoir une protection et les moyens d’entamer une nouvelle vie, aurait pu donner des informations à la police. Pour sa fiancée, c’était tout simplement impossible : Salah se serait plutôt donné la mort. Idéalisation du personnage ? Selon le directeur des unités spéciales de la police fédérale, Roland Pacolet,  » il a peut-être voulu se suicider en sortant du bâtiment  » ; très professionnels, ses policiers ont visé les jambes du fuyard, pour l’immobiliser. Celui-ci est sorti en présentant son dos, sans arme. Une attitude très différente de celle de Mohamed Belkaïd qui, trois jours auparavant, avait protégé sa fuite de la rue du Dries, à Forest, arme à la main, avant d’être abattu par un sniper. Cet homme était peut-être le vrai patron des commandos-suicides de Paris, qu’il coordonnait par sms au départ de Bruxelles.

Après avoir déployé une énergie monstrueuse pour transbahuter les terroristes, louer des planques et des voitures, Salah a craqué et n’a pas commis l’attentat-suicide qu’on attendait de lui mais il avait  » laissé son nom partout « , comme il l’a dit, en pleine décompression, à un copain bruxellois. Il a cependant le réflexe de passer chez le coiffeur pour changer son allure avant de plonger dans la clandestinité… A-t-il retrouvé un semblant de conscience ?  » Je suis soulagé que ce soit terminé, je n’en pouvais plus « , aurait-il confié aux policiers qui venaient de l’arrêter. Le ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders (MR), avait déclaré qu’avec ses complices, il était occupé à  » préparer quelque chose à Bruxelles « . Cela s’est fait sans lui.

Ce Dr Jekyll et Mister Hyde, Salah Abdeslam, malgré ses poussées d’hystérie, a toujours trouvé du secours quand il était en mauvaise posture : à Paris, après les attentats, ou à Bruxelles, pendant sa cavale de quatre mois. Face au sort que l’Etat islamique réserve aux  » traîtres « , la justice représente sa meilleure protection. Daech a traité par le silence, donc, le mépris, sa participation aux attentats de Paris. Il n’a pu compter que sur des copains pour voyager d’une planque à l’autre, alors qu’il aurait pu être exfiltré assez rapidement vers l’un de ces villages kosovars ou bosniaques où se trouvent des enclaves salafistes hors contrôle. Le réseau, lui, semble bien avoir riposté par les attentats simultanés de Bruxelles et de Zaventem. Un message qui dépasse, et de loin, la frêle personne de Salah Abdeslam.

L’enclave Molenbeek

Molenbeek, encore. Molenbeek-Saint-Jean, son ex-bourgmestre PS, Philippe Moureaux, tête de Turc des humoristes. Lui qui vient de signer sans rire La vérité sur Molenbeek (La Boîte à Pandore) se refuse à quitter la scène et dispense encore des considérations sur la commune qu’il a dirigée pendant deux décennies, avec le résultat que l’on sait. Une maison communale plantée dans un quartier peuplé de familles maghrébines auxquelles sa politique accordait des emplois et des logements sociaux sans y regarder de trop près. Il s’avère, aujourd’hui, que certaines d’entre elles couvaient des djihadistes, hier petits délinquants. La maire de Paris, Anne Hidalgo (PS), a dénoncé une  » forme très communautariste  » de l’organisation de la commune  » qui a sans aucun doute protégé  » Salah Abdeslam, ajoutant :  » Il y a des réseaux de solidarité familiaux, sûrement aussi de petite délinquance qui ont joué…  »

Une mère de victime des attentats de Paris entend faire citer Philippe Moureaux à comparaître, ce que ce dernier ne refuse pas a priori. Loin de faire un pas de côté pour épargner son parti et permettre à celui-ci de se livrer à son  » devoir d’inventaire « , comme Rudi Vervoort, ministre-président de la Région bruxelloise, en avait vaguement parlé,  » Flupke  » se présentait encore au premier rang de la Muslim Expo, à Charleroi, début février, à côté de sa fille Catherine, pour écouter Tariq Ramadan, chef de file des islamistes civilisés qu’il n’a cessé d’accueillir dans sa commune. Molenbeek, que la politologue Corinne Torrekens (ULB), aujourd’hui experte en  » déradicalisation « , présentait, en 2005, comme  » l’avant-garde de la gestion de la diversité religieuse « ,  » un modèle à suivre pour d’autres communes bruxelloises « , est devenue exactement l’inverse aux yeux du monde entier : un contre-exemple, un repoussoir. Hind Fraihi, quand elle écrivait Infiltrée parmi les islamistes radicaux (Luc Pire), en 2006, réédité sous un nouveau titre, En immersion à Molenbeek (éditions de la Différence), n’a pas été crue, suspectée d’islamophobie.  » Il y a dix ans, lorsque j’ai infiltré les milieux radicaux de Molenbeek, le terreau islamiste existait déjà. On m’a dit que j’exagérais, que je faisais du sensationnalisme, et rien n’a été entrepris pour endiguer le phénomène « , regrette l’auteure.

Le statut de cette commune emblématique de l’ouest de la capitale continue de diviser. Les caillassages de voiture, la tension qui a entouré l’arrestation de Salah Abdeslam et de son complice, rue des Quatre-Vents, ces faits continuent d’être banalisés par des responsables de la commune ou passés sous silence. Le réalisateur Eric Goens s’est plongé pendant trois mois dans le Molenbeekistan et en a ressorti une image très empathique, au long d’un reportage en plusieurs épisodes diffusé par la VRT. Sa peinture impressionniste de Molenbeek se heurte à la description très noire qu’en faisait déjà, en 2008, le Néerlandais Arthur van Amerongen, correspondant de guerre au Moyen-Orient, dans son livre Brussel : Eurabia.  » Molenbeek est l’image même du chômage, de la haine et du fondamentalisme religieux « , renchérit Teun Voeten, un photographe de guerre, néerlandais lui aussi, qui y a séjourné quelque temps.  » La vie à Molenbeek, du moins dans le bas de la commune, est dirigée par le fondamentalisme islamique qui conduit à voiler les femmes et à éloigner les homosexuels et les juifs du territoire. Je ne vois aucune solution à venir « , accusait-il récemment dans Het Laatste Nieuws.

Salah Abdeslam a grandi dans ce milieu salafisé, replié sur lui-même. Une enclave coupée du reste de la société et dressée contre celle-ci.

Par Marie-Cécile Royen

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire