Le palais de justicede Bruxelles exsangue

Le splendide pachyderme de la place Poelaert se vide de sa substance. Les avocats se désolent de l’éparpillement et de l’abaissement de la justice à Bruxelles. Ils ne sont pas les seuls.

Imaginons une seconde que le gouvernement décide de vendre les murs du Parlement aux institutions européennes et reloge les élus de la Nation dans des immeubles de bureaux impersonnels quoique affublés de noms impressionnants : Tocqueville, Démosthène ? Ou que, par souci d’économies, notre roi soit recasé sur un plus petit pied et son royal palais vendu à la présidence du Conseil européen. Imaginons…

C’est ce que, mutatis mutandis, le ministre de la Justice, son administration et la Régie des bâtiments, soumise à la tutelle du ministre des Finances, envisagent de faire du palais de justice de Bruxelles : s’en débarrasser, en tout ou en partie, comme le Conseil des ministres en a émis l’hypothèse, le 25 mars dernier. En attendant d’être fixé sur son sort, le splendide animal de pierre qui surplombe les Marolles depuis le xixe siècle dépérit à vue d’£il. La salle des pas perdus n’est plus fréquentée que par des ombres. On est très loin de l’animation qui y amenait, en houles matinales, les prévenus, les victimes, les avocats, les magistrats, les familles, les journalistes, les curieux, les fous judiciaires, etc. Tout ce petit monde contrasté, à l’image de la grande ville de 1,1 million d’habitants dont le Palais est l’un des symboles forts, a disparu.

Triste constat : tout corseté de l’extérieur par ses échafaudages, le Palais se décharne de l’intérieur. Après l’assassinat de la juge de paix Isabella Brandon et de son greffier, le 3 juin dernier, les acteurs de la justice sont sortis en masse entre la rue des Quatre-Bras et la place Poelaert. Un tiers sur un trottoir, un tiers sur un tunnel couvert et un autre tiers sur une voirie… Les bâtiments bordant cet espace incongru ont, en effet, été colonisés par les divers tribunaux et parquets qui ont quitté le Poelaert 1 (le nouveau nom du Palais) ; la vraie salle des pas perdus se trouve maintenant au milieu de nulle part, entre les pots d’échappement des voitures et des passages piétonniers mal signalés. La justice, même dans les heures les plus tragiques, n’a plus de centre de gravité…

Une justice propreet sans âme

Dans les locaux aseptisés et sans grandeur où nombre de magistrats ont trouvé refuge depuis quelques années, la justice est administrée proprement, mais l’esprit s’est évadé.  » Notre société en déperdition d’âme oublie progressivement et sûrement le sens de l’essentiel, s’indignent les anciens bâtonniers du barreau de Bruxelles. La fermeture du palais de justice de Bruxelles et la ou les nouvelles affectations qu’on lui destinerait procède de ce phénomène. Ceux qui en ont eu l’idée tournent le dos à toute idée de grandeur pour ne se complaire que dans l’utilitaire. Est-ce bien ce que nous voulons ? Peut-on vraiment vivre sans souffle ? Peut-on se satisfaire d’une médiocrité de raison ? »

Les avocats, qui, c’est vrai, une fois leur plaidoirie terminée, peuvent se replier sur des bureaux plus confortables, se désolent, se démarquent et protestent bruyamment. Sur ce coup-là, ils sont unis : francophones, germanophones et flamands. Tous ensemble derrière le Poelaert en péril !  » Nous sommes préoccupés, et le mot est faible, par l’état de complet délabrement de ce palais, déclare Jean-Pierre Buyle, bâtonnier de l’ordre français des avocats du barreau de Bruxelles. Lors des pluies diluviennes d’août dernier, l’eau dévalait sur les escaliers en marbre de la salle des pas perdus et a laissé des traces de calcaire… Maintenant, à cause du gel, les avocats sont priés d’éloigner leurs voitures des murs extérieurs du Palais, côté rampes, car la Régie des bâtiments craint des éboulement de pierres… Des arbres poussent sauvagement tout autour… Personne ne s’en soucie. Pour Bruxelles, la Régie ne dépense rien alors que Anvers et Gand ont eu de l’argent (respectivement 280 et 150 millions d’euros) pour leurs nouveaux palais de justice, sans compter Liège, Mons, etc. Cela me met en colère. « 

Un concours d’idées pour gagner du temps ?

Stefaan De Clerck, ministre de la Justice (CD&V), n’a pas tout à fait fermé la porte à d’autres options que la mort lente ou la reprise du mastodonte (26 000 mètres carrés) par un généreux sponsor. L’ouverture est minuscule. Pour se donner du temps ou occuper l’espace médiatique de la non-décision, en attendant que les contours de la réforme de la justice se précisent, il a lancé, en juillet, un concours international d’idées. Deux seules pistes étaient envisagées : le maintien résiduaire d’une activité judiciaire dans le Palais de justice et la réorientation complète de celui-ci vers d’autres usages.

Au premier trimestre 2011,  » trois lauréats devraient être désignés pour le scénario prévoyant que le Palais de justice garderait (partiellement) une fonction judiciaire. Trois autres pour l’autre scénario envisageant un Palais de justice vidé de ses fonctions de justice « , précise la Régie des bâtiments, maître d’£uvre du concours. Mais le ministre de la Justice a admis oralement que l’on pourrait aussi imaginer le rapatriement au Palais de  » services judiciaires  » [ sic] actuellement éparpillés autour de la place Poelaert, de la rue des Quatre-Bras, des rues de la Régence et Ernest Allard.

Les barreaux francophone et néerlandophone de la capitale en ont profité pour placer leur projet.  » La proposition du barreau de Bruxelles, en sa double qualité d’acteur de justice et de représentant des justiciables, vise la poursuite du développement de la place Poelaert en tant que place de la justice et lieu – guichet unique – pour le justiciable. Il faut aussi observer que le Palais de justice constitue, en Belgique, un monument de grande importance pour le public.  » De fait,  » lors de la journée portes ouvertes que le barreau a organisée, le 16 octobre dernier, nous avons eu 5 000 visiteurs « , rappelle l’ancien bâtonnier Yves Oschinsky.

SÉCURITÉ

Selon les avocats bruxellois, la Cour de cassation, la cour d’appel et le parquet général, ainsi que les ordres d’avocats devraient rester au Palais. Les tribunaux de police et les justices de paix devraient y revenir. D’autres services, comme les greffes, où les actes des sociétés peuvent être consultés, et la Banque carrefour des entreprises pourraient être transférés aux niveaux 1, 0 et -1 du Palais. Une salle de conférence et un restaurant seraient aménagés dans le Palais, non loin de l’entrée.  » Les avocats se résignent au maintien d’autres parquets et tribunaux (travail, commerce, parquet de première instance, parquet fédéral, juges d’instruction, etc.) qui ont été redistribués sur le campus Poelaert, dans les immeubles dits Portalis ou Montesquieu (le futur siège du Commerce attend encore le nom de son grand homme…). Ils souhaitent le retour de la section jeunesse au Palais, ainsi que la section civile du tribunal de première instance, tandis que la section pénale, qui requiert des mesures de sécurité particulières, pourrait, elle, être déménagée au 13, rue des Quatre-Bras… D’ici peu, la balle reviendra dans le camp du gouvernement.

MARIE-CÉCILE ROYEN

LORS DE LA JOURNÉE PORTES OUVERTES DU BARREAU, IL Y A EU 5 000 VISITEURS

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire