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«Le mur est à moitié cassé»

Le Vif

Réfugiée en France depuis 2008 à la suite d’une affaire de sextape, l’actrice iranienne Zar Amir Ebrahimi, prix d’interprétation à Cannes pour Holy Spider, suit avec inquiétude mais surtout espoir les événements qui agitent son pays depuis un mois et demi.

Apriori, Zar Amir Ebrahimi aurait toutes les raisons de se réjouir. Inconnue du grand public il y a quelques mois encore, l’actrice iranienne a obtenu le prix d’interprétation féminine à Cannes, en mai dernier, pour Holy Spider, d’Ali Abbasi. Le film est inspiré d’un fait divers survenu dans la ville sainte de Mashhad, en 2001. Lorsqu’un tueur en série s’en prenant aux prostituées avait bénéficié de la mansuétude d’une partie de la population, une journaliste débarquée de Téhéran, lasse de la passivité des autorités, a décidé de mener une enquête parallèle. Mais, par le regard sans fard qu’il porte sur la société iranienne, et notamment la place qu’y occupe la femme, le film résonne forcément avec cette actualité brûlante qui accapare la comédienne, sur les charbons ardents depuis que la mort de Mahsa Amini, le 16 septembre dernier, a déclenché une vague de contestation dans son pays. C’est d’ailleurs visiblement émue qu’on la rencontre, mi-octobre, au Film Fest Gent: «Juste avant cette interview, je viens de voir qu’une fillette de 7 ans a été tuée par balles à Zanjan, au Kurdistan. Il y a quelques jours, c’était dans un lycée, où ils ont arrêté des jeunes filles, dont une est morte et une autre dans le coma. C’est insupportable. Nous aussi, étudiants, on faisait des manifs, qu’ils réprimaient avec des grenades lacrymogènes et en arrêtant tout le monde, mais on avait 22-23 ans, et on était déterminés pour cela. Mais des gamins, des gamines, arrêtés par les pasdaran? Mais ils n’ont plus peur: le mur est à moitié cassé, et si cela prendra forcément du temps pour le reste, je pense qu’il n’y aura pas de marche arrière.»

L’exil m’a aussi appris comment avancer dans différentes directions.

Le plus grand rôle de sa vie

Zar Amir Ebrahimi a déjà eu maille à partir avec les autorités iraniennes. Au début des années 2000, la jeune femme est une star locale, à qui quelques rôles au cinéma mais plus encore les séries Komakam Kon et Nargess ont valu une notoriété considérable. Sa vie bascule lorsqu’une vidéo intime explicite fuite pour bientôt devenir virale, l’exposant à l’opprobre public et, dans la foulée, à de possibles poursuites en dépit de ses dénégations: «Un film de ma vie privée est sorti et a commencé à circuler. Bien sûr, le gouvernement ne m’a pas protégée, mais je ne m’attendais pas à une telle soif de la part de la société. Quand je me souviens comment mes collègues se réunissaient pour regarder cette vidéo, comment tout le monde en parlait, comment des gens allaient jusqu’à signer pour dire que c’était moi parce que j’avais commencé par nier pour éviter les problèmes, c’était comme si toute une société s’était liguée contre moi afin de m’effacer. Quand Ali Abbasi dit que Holy Spider n’est pas un film sur un tueur en série, mais bien sur une “société tueuse en série”, je le comprends jusque dans mes os.»

Acculée, la jeune femme – elle avait alors 25 ans – se donne le temps de la réflexion: «La première nuit, je n’acceptais pas la situation, la deuxième, j’ai commencé à comprendre ce qui se passait, et la troisième, alors que j’étais face à mes parents pour tenter de les calmer, je me suis dit que j’avais deux options: “Soit tu meurs, là, tu te tues ; soit, tu restes et tu te bats. Est-ce que tu as honte? Est-ce que tu détestes maintenant ton corps? Est-ce que tu as un problème si les gens te regardent nue?” La réponse était là tout de suite: j’adorais la vie, j’ai toujours trouvé que le corps était quelque chose de beau, j’adore les peintures de nus, je pense qu’il n’y a rien de plus beau. Je n’ai jamais eu honte de mon corps. Peut-être que pour une fille d’Iran, c’est un peu arrogant de penser de la sorte, mais même ce soir-là, je n’ai pas douté. Je me suis dit que c’était le plus grand rôle de ma vie, et que je devais le jouer bien. C’était ma motivation pour continuer. Toutes ces interrogations ont duré six mois, j’avais une violence totale sous les yeux, des gens m’ont menacée, d’autres m’ont blessée, mais j’essayais toujours de les regarder comme des personnages, et de comprendre leurs problèmes. Cela m’a aidée à tenir.»

Happy end pour histoire mouvementée

Si elle fait front, Zar Amir Ebrahimi n’en a toutefois pas terminé avec cette histoire, les autorités poursuivant une stratégie de harcèlement à son égard et celui de ses proches. La fin abrupte de sa carrière iranienne conjuguée aux humiliations à répétition et à un procès, avec la perspective d’une peine de prison assortie de nonante coups de fouet – la peine encourue pour une relation en dehors du mariage –, l’amène à quitter l’Iran en 2008, direction Paris où elle réside depuis lors. «A la base, je suis actrice, mais l’exil m’a aussi appris comment avancer dans différentes directions», explique celle qui a notamment créé sa société de production, et s’est, par ailleurs, rapidement vue étiquetée experte en cinéma persan, intervenant en qualité de conseillère sur des films de la diaspora iranienne, ou des films se passant au Moyen-Orient. Aussi n’hésite-t-elle pas un instant quand elle apprend qu’Ali Abbasi, réalisateur d’origine iranienne installé au Danemark, auteur notamment du remarquable Border, est à la recherche d’une directrice de casting pour son nouveau projet. Le courant passe bien, la voilà engagée pour ce qui se révélera une aventure au long cours – trois ans pour les seuls préparatifs. «Par principe, je n’ai jamais parlé de moi pour jouer un rôle dans ce film. On a rencontré plus de cinquante actrices pour le rôle de Rahimi, et aucune ne correspondait exactement à ce qu’Ali avait en tête. Jusqu’au jour où il est reparti en Iran, où il a rencontré une jeune comédienne très talentueuse à qui on a proposé le rôle, et qui l’accepté.»

L'actrice choisie s'est rétractée et c'est Zar Amir Ebrahimi (au centre), qui, finalement, a repris le rôle de Rahimi dans Holy Spider.
L’actrice choisie s’est rétractée et c’est Zar Amir Ebrahimi (au centre), qui, finalement, a repris le rôle de Rahimi dans Holy Spider. © cineart

Le Covid retarde le tournage qui doit se dérouler en Jordanie, l’Iran n’ayant pas donné suite aux demandes de la production. A une semaine du clap de début, l’actrice choisie, réalisant sans doute les répercussions possibles du film, se rétracte. «On n’était pas vraiment sûr des conséquences qu’aurait le film en Iran. C’est un film qui s’est tourné en dehors du pays, sur un sujet sensible, sans censure ni contrôle du gouvernement. On a invité des artistes iraniens, devant et derrière la caméra – dont notamment l’acteur Mehdi Bajestani, star dans son pays, dans le rôle principal – et ils ont accepté, parce qu’ils avaient envie de faire un bon film, sans contrôle. Elle avait dit oui elle aussi, mais pour une actrice, c’est quand même beaucoup plus compliqué, parce que avoir deux scènes dans la chambre d’hôtel, sans hidjab et avec un tee-shirt, c’était la fin de sa carrière en Iran. J’ai essayé de convaincre Ali de changer ces scènes, mais il a refusé, me disant: “Je ne veux pas faire un film en dehors d’Iran mais en appliquant leurs règles.” Il voulait qu’elle reste sans conditions.» Craignant de devoir sacrifier non seulement sa carrière, mais aussi sa vie en Iran, la comédienne pressentie renonce. Si bien que, de fil en aiguille, la solution s’impose, et Zar Amir Ebrahimi, qui avait déjà donné la réplique aux autres comédiens lors de certaines lectures, reprend le rôle de Rahimi, la journaliste que rien ne semble pouvoir arrêter dans sa quête de la vérité. Un happy end pour une histoire mouvementée, que ponctuera le prix d’interprétation à Cannes.

Aujourd’hui, les gens n’ont plus peur, et les hommes sont là aux côtés des femmes.

De 2001 à #MeToo

Ali Abbasi considère virtuellement Zar Amir Ebrahimi comme la coautrice du film. Parce qu’elle a été associée très tôt au projet, mais aussi, dit-il, parce que «avec elle, le personnage a évolué: Zar a insufflé à Rahimi la frustration qu’elle a pu ressentir dans sa vie publique et privée lorsque la vidéo a fuité.» «Elle existait en moi, observe-t-elle. Mais je pense que le film, et ce personnage de journaliste, parle à toutes les femmes, pas seulement aux Iraniennes. Pendant les trois ans de préparation du film, nous nous sommes interrogés sur ses motivations: pourquoi risque-t-elle sa vie à ce point? Quelles sont ses raisons? On fouillait son background, sans arriver à vraiment trouver. J’ai eu le rôle vraiment en main quand j’ai commencé à chercher à l’intérieur de moi et dans mon vécu, dans ma dernière année complètement dingue en Iran, face aux autorités. J’ai appelé mes amies journalistes qui travaillaient à l’époque en Iran, et toutes m’ont dit qu’à chaque pas qu’elles faisaient, il y avait une histoire de harcèlement. Le mouvement #MeToo en Iran est d’ailleurs parti d’une vidéo où sept ou huit journalistes racontent leurs difficultés et leurs problèmes liés à des histoires de harcèlement dans leur travail quotidien. Je pensais que quand on parlait d’une journaliste, quelqu’un d’indépendant, elle était protégée parce qu’elle avait une voix, pouvait témoigner, déclencher un scandale. Mais apparemment non et, petit à petit, j’ai appris que ce n’était même pas le cas en France. Cela change plus ou moins en fonction des différentes sociétés, mais c’est une histoire universelle, et pas exclusivement iranienne. Aujourd’hui, quand je vois tout ce qui se passe en Iran, les filles qui sont dans les rues de Téhéran, partout, et même les hommes qui les accompagnent, je redécouvre les raisons de Rahimi: elle ne se bat pas que pour elle-même, mais pour tout le monde, pour la liberté et l’humanité.»

Que Holy Spider déborde de son seul cadre historique pour aborder une société en mouvement tombe d’ailleurs sous le sens. «Quand on parle de la société iranienne, on parle d’une société qui change tous les jours. On le voit par les réseaux sociaux: le fait qu’ils existent a permis aux jeunes et même à mes parents ou à la génération de mes grands-parents de se connecter au monde entier. Tu commences à regarder les autres, et tu veux jouir des mêmes libertés. Je suis née en 1981, juste après la révolution, et au début de la guerre Iran-Irak, qui a duré huit ans. La pression était terrible, c’étaient vraiment des années noires, et j’en ai gardé le souvenir d’une peur permanente. Mais cette nouvelle génération, ceux qui sont dehors maintenant, ont grandi sans cette peur, sans vivre cette dureté, au temps des réseaux sociaux, alors que le monde change. Aujourd’hui, je ne peux plus parler de cette société comme j’en aurais parlé il y a un an. Les gens n’ont plus peur, et les hommes sont là aux côtés des femmes. Cela a commencé avec les droits des femmes qui voulaient prendre le contrôle de leur corps et tout ça, mais maintenant, on parle des droits des hommes et des femmes.»

De là à envisager une fin prochaine du régime, comme le voulait le mot d’ordre adopté par les manifestants en ce 15 octobre, à savoir «le début de la fin»? Et dans la foulée, de pouvoir, la concernant, mettre un terme à un exil de bientôt quinze ans? «Je garde espoir, et je reste optimiste, même si la situation est complexe. Rappelez-vous le mouvement vert, en 2009, quand tout le monde est descendu dans la rue – nous aussi, en Europe – après que Mahmoud Ahmadinejad (NDLR: président de 2005 à 2013) a volé les élections. Tout le monde soutenait les réformistes, mais c’est Ahmadinejad qui sort. A l’époque, il y a 14 ans, on pensait toujours à un changement au sein du système. J’imaginais même pouvoir peut-être retourner en Iran. Aujourd’hui, je sais que tant que ce système perdure, avec le Guide suprême, les pasdaran, cet état d’esprit et ce mélange de religion et de gouvernement, je ne pourrai pas y retourner. Mais ce qui me donne l’espoir, c’est que ce que veulent les gens aujourd’hui, c’est changer de régime. On ne parle plus d’un changement dans le système, mais d’un changement de système. Et de liberté. Et dans ce cas, bien sûr, je pourrai retourner en Iran. En dansant dans l’avion, même…»

Holy Spider, d’Ali Abbasi, actuellement en salle. Lire la critique et l’interview du réalisateur dans Focus Vif du 20 octobre.

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