Le monde selon Rey

Rencontre avec Alain Rey, linguiste aussi modeste que médiatique, auteur-coordonnateur d’un éblouissant Diction-naire culturel en langue française

Dictionnaire culturel en langue française, sous la direction d’Alain Rey. Le Robert, 9 600 p.

Alain Rey, linguiste et lexicologue, est le directeur éditorial des Dictionnaires Le Robert, une maison dans laquelle il est entré il y a cinquante-trois ans. Après avoir, notamment, créé Le Petit Robert, en 1967, et le Dictionnaire historique de la langue française, en 1992, il a lancé un ouvrage totalement novateur, sorte de dictionnaire non identifié, qui propose une nouvelle lecture des cultures du monde.

Losque vous entamez ce dictionnaire, il y a dix ans, vous avez une idée de l’£uvre et du travail à venir ?

E Non, pas vraiment. Le principe de départ était de concevoir un dictionnaire plus développé pour la langue française que Le Petit Robert, mais moins détaillé que Le Grand Robert, auquel on ajouterait de la chair, c’est-à-dire des textes venant d’autres civilisations. Cela devait donner cinq ans de boulot et deux ou trois volumes. Chemin faisant, je me suis aperçu que, pour refléter l’incroyable croisement d’influences entres les civilisations, les multiples métissages qui ont touché toutes les grandes langues, il me fallait étoffer la seconde partie. D’où les 1 320 encadrés de ce Dictionnaire culturel en langue française, le  » en  » voulant dire que la langue française n’est plus qu’un moyen d’expression, un point de départ de cet objet entièrement nouveau.

Vous définissez essentiellement votre dernier-né comme un ouvrage  » en contre « . Il se veut, en effet, différent du dictionnaire de langue, mais aussi et surtout de l’encyclopédie, que vous allez jusqu’à qualifier de  » petit monstre savant « .

E A mes yeux, le dictionnaire de langue est une chose un peu riquiqui. En parlant de petitesse, je fais référence au corset que représente la norme, le bien-parler. Alors, bien entendu, le bon usage est là, mais j’avoue que, moi, cela m’excite modérément. J’aime autant les mauvais usages, lorsqu’ils sont stimulants. J’ai souhaité également me tenir à distance de l’encyclopédie, car elle n’est, finalement, que le parcours circulaire, fermé, de toutes les connaissances possibles. Quand une civilisation décide de faire l’encyclopédie de son savoir, cela signifie qu’elle n’est plus en train d’inventer. Ceux qui l’ont formulé admirablement, ce sont les auteurs de la seule encyclopédie qui n’en est justement pas une : l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, appelée encore Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Pendant tout un temps, d’ailleurs, je me suis dit que le meilleur titre pour ce bouquin serait Dictionnaire raisonné en langue française, puis j’ai eu peur que cela ne soit pas compris ou jugé trop présomptueux. Je n’ai aucune prétention à arriver à la cheville de cette bombe, de ce chef-d’£uvre culturel du xviiie siècle. Mais, d’une certaine manière, je reprends cet esprit-là : posons des questions, demandons-nous ce qui se passe, allons chercher à droite, à gauche et au milieu, proposons plus d’interrogations que de réponses. L’exhaustivité est un leurre. Dès que l’on explore ce qui se passe dans la science contemporaine, on s’aperçoit qu’on a là une collection d’ouvertures, de difficultés nouvelles ou de choses incompréhensibles, même par ceux qui les découvrent. J’aime bien rappeler que lorsque Einstein a conçu sa première thèse sur la relativité il était persuadé qu’il se trompait, car cela était invraisemblable…

Vous avez souhaité, dites-vous, révéler la face cachée des mots.

E En grattant, on s’aperçoit que les mots ont eu des évolutions complètement imprévisibles (ainsi du verbe  » servir « , qui a donné  » serviette « ), mais aussi que l’on retrouve ces mêmes dérives dans des langues apparentées ou fort lointaines. Par exemple, la métaphore qui part du  » souffle  » humain, signe de vie, finit toujours par aboutir à l’idée d’esprit ou d’âme. Cela est vrai dans les langues indo-européennes, tout comme, curieusement, pour les Chinois. C’est ce fil conducteur universel que ce dictionnaire, tel un révélateur, permet de mettre en relief.

Certains mots vous ont-ils donné plus de mal que d’autres ?

E Oui, bien sûr, et le premier d’entre eux n’est autre que  » mot « . Il y a là une espèce de paradoxe : d’un côté, l’idée que la langue peut se diviser en petits morceaux juxtaposés est universelle ; de l’autre, le vocable  » mot  » est complètement isolé, il a des origines différentes dans toutes les langues connues : l’espagnol palabra et l’italien parola sont les héritiers du grec parabola ; word et Wort en germanique sont apparentés au latin verbum, et le français provient du latin muttum (qui signifie une sorte de son indistinct). La difficulté, dans cet article, a été de combiner toutes les connaissances scientifiques et l’aperception de  » mot  » par les poètes et écrivains du monde entier (Shakespeare, Aristophane, Faulkner, Pes-soa, Goethe, Courteline, Ibn Khaldun…). Parmi toutes les citations, celle que je préfère est de Jorge Guillén :  » Je ne suis pas seul. Il y a les mots.  »

Combien d’articles avez-vous rédigés personnellement ?

E Un peu plus du quart des textes de synthèse, et nous avons, avec Danièle Morvan, coresponsable de cet ouvrage, confié les autres à une centaine de collaborateurs. Parmi eux, quelques personnes célèbres, Jacques Le Goff, Régis Debray, Jean-Philippe Derenne, mais aussi nombre d’auteurs inconnus, jeunes normaliens pour la plupart. Ravis de pouvoir s’exprimer, ils ont apporté leur regard neuf et leur esprit d’ouverture.

Comment avez-vous choisi les mots qui donnent lieu aux encadrés ?

E C’est compliqué. Il y avait les évidences, comme les termes  » physique « ,  » calcul  » ou encore  » pensée « . Cela dit, j’ai préféré éliminer certains de ces mots réputés indispensables, car ils étaient trop généraux et trop vagues. Ainsi du vocable  » homme « , volontairement  » oublié « , mais traité par le biais d’autres articles, notamment à l’entrée  » femme « , fort développée celle-ci. Après, il y a un certain arbitraire, né des passions des collaborateurs. Témoins de ces encadrés  » illustratifs  » – comme nous les appelions entre nous – ceux sur le  » thé  » ou sur le  » tennis « , ce dernier étant rédigé par un spécialiste de l’histoire de la philosophie grecque ! Tous sont culturels, au sens non pas de Malraux, mais des anthropologues, de Malinowski et de Lévi-Strauss, c’est-à-dire qu’ils racontent les façons de penser, de se vêtir, de se dire bonjour, de s’asseoir.

Quels sont les articles dont vous êtes le plus fier ?

E Ce sont souvent les derniers que je relis. Plus sérieusement, je pense à cet article charmant rédigé par Danièle Morvan sur la  » gondole « . A partir de citations de trois écrivains majeurs, Chateaubriand, Thomas Mann et Borges, qui fantasment tous sur les gondoles mortuaires, surgit un univers inattendu. J’aime bien aussi les encadrés consacrés au  » fantôme  » – que l’on trouve à l’entrée  » spectre  » – et au  » pirate « . Où l’on voit naître, pour le premier, vers la fin du xviiie siècle, l’image, bientôt universelle, du fantôme enchaîné dans le château hanté écossais ; et, pour le second, avec Stevenson et L’Ile au trésor, celle du type avec sa jambe de bois et son perroquet sur l’épaule. Un cliché qui sera repris cent millions de fois et dans le monde entier.

Pensez-vous déclencher quel-ques polémiques ?

E Je l’espère, sinon cela signifierait que cet ouvrage est accueilli passivement. Il faut le contester, retoquer sa conception. Mais je crains que les critiques ne portent sur des détails… l

Marianne Payot

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