» Le meilleur argument anti-Poutine ? La chute du rouble « 

Pas dupe des dérives du système communiste malgré une carrière dans l’armée de l’Union soviétique, son père l’avait encouragé à mener des études de physique nucléaire parce que  » si tu deviens poète ou écrivain, tu risques d’être fusillé, si tu travailles pour la défense, tu auras la chance de terminer dans un camp « . Malgré cet avertissement, Mikhail Zlatkovsky décida pourtant d’assouvir sa passion d’abord pour le dessin, ensuite pour la caricature. La liberté nouvelle qu’insuffla la perestroïka dans la Russie de Boris Eltsine lui permit de devenir l’un des cartoonistes les plus primés au monde. Aujourd’hui, une chape de plomb s’est à nouveau abattue sur la liberté d’expression en Russie. La faute à ce  » bandit  » de Poutine qui mène par le bout du nez une Europe aux dirigeants trop bien éduqués pour lui répondre avec les mêmes armes. Zlatkovsky, qui travaille pour le quotidien Novye Izvestia, est l’un des nombreux dessinateurs de presse présentés à Mons dans le cadre de l’exposition Ceci n’est pas l’Europe (1), organisé par l’association Cartooning for Peace.

Le Vif/L’Express : Vous avez connu la période communiste, l’ouverture libérale avec Boris Eltsine et, aujourd’hui, le pouvoir sous Vladimir Poutine. Comment a évolué la relation du pouvoir russe avec la liberté de la presse ?

Mikhail Zlatkovsky : On ne pouvait absolument rien publier sous l’ère communiste. La perestroïka, à partir de 1987, fut la période la plus agréable. Boris Eltsine, président, a accordé beaucoup de liberté. Il détestait ses caricatures, me racontait son secrétaire pour la presse, les déchirait nerveusement ; puis, il se calmait en répétant que  » la démocratie doit rester la démocratie « . Sous Vladimir Poutine, la censure s’est imposée progressivement, de 2000 à 2008. Après, on n’a plus pu publier quoi que ce soit contre le président et contre ses alliés, l’Eglise orthodoxe, la police, les procureurs, même les instances sanitaires. J’avais caricaturé le médecin en chef de l’Institut de santé et d’épidémiologie qui avait interdit l’importation du vin moldave et de l’eau géorgienne. Le lendemain, des agents de cet organisme ont débarqué à la rédaction de mon journal, y ont repéré des cafards et ont fait fermer le bâtiment. Le rédacteur en chef a dû aller au Kremlin et, un peu plus tard, on a pu rouvrir la rédaction. Il m’a alors dit :  » stop « . En fait, depuis 2008, il aurait pu me virer puisque je ne fais plus de caricature politique. Il a préféré me transférer au service économique où je dessine des graphiques sur la chute du rouble et sur la hausse du dollar et de l’euro. Etre empêché de faire de la satire politique ne me dérange pas trop puisqu’elle ne représentait que 10 à 15 % de mon travail. Je me suis tourné vers des dessins plus philosophiques et plus métaphoriques, qui traitent de la solitude, de l’identité…

La pression politique sur la presse libre s’exerce-t-elle d’abord par le biais économique ?

La Constitution interdit la censure. Mais toute une série de leviers économiques peuvent être actionnés pour l’imposer. Tout à coup, tel journal voit le prix du papier d’imprimerie tripler. Tel autre constate que les tarifs de son service de distribution privé sont multipliés par dix… Dans mon cas, c’est le Patriarcat orthodoxe qui a demandé à la rédaction en chef de ne plus publier mes dessins, une fois, deux fois… A la troisième fois, mon rédac’chef m’a prié de renoncer à ces dessins. Trois types de censure se conjuguent… L’autocensure que je m’impose. La censure réclamée par ma hiérarchie. Et, enfin, une intervention de l’administration présidentielle, en définitive très rare. Le plus souvent donc, la censure émane du rédacteur en chef. Le mien m’a avancé cet argument :  » Micha, toi et moi, on retrouvera toujours bien du travail. Mais pense aux 120 autres personnes du journal, dont beaucoup de jeunes, qui, elles, vont avoir beaucoup plus de mal à dénicher un autre job. Alors, arrête tes dessins !  »

Dès lors, est-il encore possible d’être caricaturiste aujourd’hui en Russie ?

Caricaturiste apolitique, oui. Deux ou trois caricaturistes publient encore des dessins politiques mais en Grande-Bretagne ou en France. C’est le cas, par exemple, de Serguei Tiounine, dans Courrier international. Mais aucun de ces dessins ne peut être publié en Russie.

Votre réputation internationale vous protège-t-elle contre les agissements du Kremlin ?

Oui, surtout grâce à la Légion d’honneur qui m’a été octroyée en France en 2009. Cela étant, s’ils veulent me mettre en prison, ils n’hésiteront pas à le faire. Je n’ai de toute façon plus l’occasion de dire le fond de ma pensée dans les médias russes. Tandis que si vous êtes publié en Occident, le pouvoir russe n’y prête pas trop attention. Pour lui, le cauchemar n’est pas d’être confronté à des criminels ou des terroristes mais bien que l’opinion russe prenne goût au sarcasme dont moi et mes collègues pourrions user.

Ne pensez-vous pas qu’une majorité des Russes préfère un Poutine qui a rétabli une certaine puissance de la Russie à un Eltsine qui a libéralisé le pays avec un résultat chaotique ?

Les 85 % de la population qui soutiennent Vladimir Poutine sont victimes de la propagande, en particulier télévisuelle. Si on donnait aux 15 % restants une chaîne de télévision, des journaux, un hebdomadaire, qui dévoilent la vérité sur son action, les autres finiraient par le détester. Aujourd’hui, on n’a même pas le droit de manifester. Il y a deux mois à peine, le Parlement a adopté une loi autorisant la police à tirer sur des enfants et des femmes enceintes dans les manifestations. C’est sans précédent. Pareille législation crée un sentiment de peur.

Dans quelques jours, il y aura un an que Boris Nemtsov a été assassiné en plein Moscou. Y voyez-vous la main du Kremlin ? Vladimir Poutine a-t-il encore besoin de faire assassiner ses opposants pour asseoir son pouvoir ?

Ramzan Kadyrov (NDLR : le président de la république russe de Tchétchénie) est à la source de cet assassinat et d’autres, notamment ceux d’Anna Politkovskaïa (NDLR : journaliste tuée en octobre 2006), et de Natalia Estemirova (NDLR : militante des droits de l’homme, membre de l’ONG Memorial, assassinée en juillet 2009). On ne peut pas nécessairement affirmer que le pouvoir russe l’a influencé dans ce sens. Mais Ramzan Kadyrov sait ce qui est bon pour lui et pour Poutine. Il est l’équivalent des Tontons macoutes en Haïti (NDLR : exécuteurs des basses oeuvres des dictatures de François et Jean-Claude Duvalier), une milice spéciale créée pour répondre aux ordres.

A l’aune de la crise en Ukraine, trouvez-vous que l’Union européenne est trop frileuse à l’égard de la Russie ?

Les dirigeants de l’Union européenne sont intelligents et bien éduqués. Ils ne peuvent qu’être choqués une fois confrontés à Vladimir Poutine, qui est un vrai bandit. C’est ce qui explique leur délai de réaction. En 2014, il était déjà trop tard pour sanctionner Poutine. Il aurait été plus intelligent de le punir dès 2008 lors de la crise géorgienne après l’invasion de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. En bon bandit, il a alors compris qu’il pouvait faire ce qu’il voulait. Résultat : il est aujourd’hui présent en Syrie. Mais, si une majorité des Russes était derrière lui quand il a envahi l’Ukraine – parce que les Ukrainiens étaient tous présentés comme des  » fascistes  » -, les mêmes se demandent aujourd’hui ce qu’il est allé faire en Syrie et commencent à se poser des questions. Le meilleur argument anti-Poutine, c’est la chute du rouble et l’augmentation des prix des denrées alimentaires. Il y a deux ans, un dollar valait 25 roubles ; aujourd’hui, il en vaut 75. Les retraites et les salaires ont diminué dans les mêmes proportions.  » Il est probable que le frigo et l’estomac vaincront la télévision « , avance-t-on souvent en Russie. Mais le temps risque d’être encore long avant un vrai changement. Car tous les moyens du pouvoir sont concentrés aujourd’hui sur la propagande audiovisuelle qui prétend que tout est sous contrôle.

Envisager que le mécontentement social fragilise Poutine au point de stopper son aventure syrienne paraît donc utopique ?

On a coutume de dire que  » le passé de la Russie est imprévisible « . Alors, comment espérer prévoir l’avenir ? Petit à petit, une autre vérité est mise au jour sur notre histoire. On a révélé, il n’y a pas longtemps, que la destruction pendant la Seconde Guerre mondiale d’un grand barrage sur le Dniepr, qui alimentait en électricité une partie de l’Ukraine, était le fait non des  » fascistes  » mais du NKVD (NDLR : la police politique du temps de l’Union soviétique)

Le talon d’Achille de Vladimir Poutine réside-t-il dans l’économie ? Des sanctions de ce type peuvent-elles avoir des conséquences politiques ?

Plusieurs options sont envisageables. La première : la pression économique facilite le changement de style du régime et Poutine disparaît peu à peu de la scène politique. La deuxième : une rébellion populaire débouche sur une vraie guerre civile et la Russie se disloque en divers petits Etats. La troisième : l’entourage proche de Poutine décide de l’assassiner et installe un pouvoir un peu plus souple. La quatrième option, impensable en Russie : des élections libres et justes sont organisées.

Imaginiez-vous, avant l’attentat contre Charlie Hebdo, que l’on pouvait mourir pour des caricatures ?

Quelques semaines avant les assassinats, je suis chez Wolinski. Il s’apprête à se rendre à la rédaction alors qu’il a 40 degrés de température. Je lui conseille de se reposer. Mais il insiste en arguant :  » Ce sont tous des jeunes ; ils ne connaissent pas toutes les ficelles du métier. Je dois les aider.  » Nous y allons ensemble et il m’explique et me montre que la rédaction est souvent vandalisée. Je lui demande alors s’il ne pense pas que le moment est venu de laisser la place aux jeunes. Il me répond :  » Non. Ce qui doit arriver arrivera. Peu importe.  » A l’époque, j’ai ressenti ce sentiment de danger. Wolinski était persuadé que, vivant dans une démocratie, il n’y avait pas de souci à se faire.

Pensez-vous que dans une société démocratique, on a la liberté de tout dessiner ?

Oui, je pense que l’on peut tout dessiner. Personnellement, je ne dessine pas sur la religion musulmane. J’estime en effet que des personnes qui vivent au XXIe siècle ne peuvent pas arriver à communiquer avec d’autres qui vivent au Moyen Age. Pour espérer pouvoir discuter, il faut que les secondes parviennent à penser comme les premières. Toute caricature utilisant un symbole de leur foi est une sorte de drapeau rouge que l’on agite devant un taureau. Donc, plutôt que de dessiner des caricatures de Mahomet, il serait peut-être préférable d’investir dans l’enseignement dans ces pays.

(1) Ceci n’est pas l’Europe !, au Mons Memorial Museum. Jusqu’au 26 juin prochain. www.monsmemorialmuseum.mons.be

Propos recueillis par Gérald Papy – Traduction : Benoit Van Gaver – Photo : Frédéric Raevens pour Le Vif/L’Express

 » Pour Poutine, le cauchemar est que l’opinion publique prenne goût au sarcasme dont moi et mes collègues pourrions user  »

 » En bon bandit, Poutine a compris qu’il pouvait faire ce qu’il voulait  »

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