Le marquis de Wavrin avec Dwani, un chef orawak, en 1934, en Colombie. © DR

Le marquis et les Indiens

Pionnier du documentaire, l’étonnant marquis de Wavrin, explorateur, ethnographe et cinéaste belge, fait l’objet d’un film fascinant. Une histoire incroyable, et pourtant vraie.

D’un tas de boîtes contenant des milliers de mètres de pellicule oubliée depuis des décennies, tirer la matière du documentaire le plus captivant qui soit. D’archives écrites et photographiques s’ajoutant aux films, faire les indices d’une enquête minutieuse, reconstituant la trajectoire et la pensée d’un personnage autrefois célèbre mais disparu des écrans. Et en ramenant vers la lumière le marquis Robert de Wavrin, rendre justice aux peuples indiens qu’il sut approcher dans l’Amérique latine des années 1920 et 1930, avec un regard à la fois si proche et si respectueux qu’ils reprennent vie sous nos yeux éblouis.

Grace Winter et Luc Plantier signent ensemble le formidable Marquis de Wavrin. Du manoir à la jungle (1). Elle est chercheuse à la Cinémathèque royale de Belgique après avoir fait les beaux jours de la société de distribution Progrès Films. Il est monteur et a travaillé, entre autres, avec Thierry Knauff et Yaël André. Leur film raconte une histoire incroyable, et pourtant vraie, celle d’un noble belge incriminé dans un fait divers navrant (2) et qui prit le bateau pour l’Amérique du Sud où la passion d’explorer le saisit. Mais la naissance de leur film est elle aussi une histoire peu banale, méritant d’être contée par le menu !

L’enquête commence

 » Cela fait onze ou douze ans que dans le cadre de mon travail à la Cinémathèque, j’ai reçu Au pays du scalp à regarder pour y consacrer une fiche de description avec des mots clés destinés à favoriser toute étude ultérieure, se souvient Grace Winter. Je ne connaissais ni le film ni son réalisateur. Je ressens encore l’émotion qui m’a prise en découvrant ces images si bien filmées, par un type qui devait être aussi ethnologue, et pas qu’un peu ! J’étais bluffée devant l’écran. Et au bout d’une heure et quart – le film n’est pas long -, j’ai demandé aux autres à la Cinémathèque s’ils savaient qui c’était. On m’a dit qu’il était belge, qu’il avait fait deux autres films, et qu’il était explorateur. L’Internet ne m’en a guère plus appris. J’ai regardé ses autres films (NDLR : lire l’encadré page 88). Et j’ai eu envie de creuser, dans l’idée de faire un DVD dans la série Patrimoine qu’édite la Cinémathèque. Mais par où commencer ?  »

C’est sa collègue Hilde qui a eu l’idée de consulter la liste des personnes ayant un jour demandé à visionner les films du marquis. Elle y a notamment trouvé une étudiante de l’UCL qui voulait les regarder dans le cadre d’un mémoire qu’elle consacrait à de Wavrin.  » Cela datait de vingt ans auparavant, poursuit Winter, mais quand j’ai téléphoné à l’UCL, ils m’ont dit que j’avais de la chance, que cette ex- étudiante faisait partie de l’association des anciens, et ils m’ont donné son numéro. Je l’ai appelée et elle m’a fixé rendez-vous à Louvain, dans un café près de la gare. Elle m’a permis de photocopier son mémoire et tout a vraiment commencé.  » Dans le texte, celle qui étudiait l’histoire établissait une biographie riche en informations précieuses,  » concernant surtout sa carrière académique, de Wavrin étant membre de la Société royale belge de géographie et d’un tas d’autres organisations scientifiques « .

Il a fallu ensuite que la Cinémathèque décide d’acheter les nombreux livres écrits par le marquis (quinze au total) pour que Grace Winter puisse entrer dans le vif du sujet. Entre autres et surtout en appelant tous les de Wavrin du bottin, dans l’espoir de tomber sur un membre de la famille de l’aristocrate.  » Un jour, c’est le fils qui m’a répondu, Alain de Wavrin. Méfiant au début, il s’est révélé très gentil et a donné toutes les archives de son père pour qu’on les digitalise à la Cinémathèque. Elles contenaient notamment 2 000 photos (qui seront digitalisées par le musée du Cinquantenaire), et toutes les coupures de presse, toutes les interviews, datant de l’époque (dans les années 1930) où les films de Robert de Wavrin connaissaient le succès, mais aussi de son bref retour au premier plan à l’occasion d’une grande exposition dans les années 1960.  »

Le film prend forme

 » Il fallait que je fasse ce film, parce que le marquis était à la jonction des deux choses qui me fascinent le plus : l’ethnographie et le cinéma. Il a appris les deux sur le tas, et les a pratiqués de manière extraordinaire. Son sens cinématographique est inouï – alors qu’il n’avait jamais pris une caméra en main avant d’arriver au Paraguay ! -, et il approche les Indiens comme le ferait un ami. Il ne fait pas que passer, il vit parmi eux. Il découvre une humanité et il devient lui-même humain.  » Grace Winter ne masque pas son admiration pour un marquis dont elle signale aussi le désintéressement ( » Grand collectionneur, il a donné tout ce qu’il avait ramené de ses expéditions, il n’a jamais vendu une seule pièce ! « ).

Au terme de ses longues et passionnantes recherches, elle s’est tournée vers l’excellent monteur qu’est Luc Plantier.  » La matière était devenue fort abondante, explique celui-ci. Il a fallu opérer des choix, dont deux essentiels : montrer largement les images filmées par Robert de Wavrin et retracer le parcours de l’homme dans la découverte des Indiens et dans ses aspects cinématographiques.  » Des différends, et même des disputes, Winter et Plantier en eurent peu ( » moins qu’avec d’autres réalisateurs !  » sourit ce dernier).  » Celui qui sait trop veut tout dire et donc trop dire, commente Grace Winter. Par exemple affirmer que le marquis était aussi botaniste, géographe, géologue, archéologue, bref encyclopédiste. Mais Luc m’a fait constater que ça ne marchait pas, que c’était trop statique… La vérité du film ne pouvait rendre compte de toutes les vérités du sujet. Elle devait se déployer en récit, en ligne dramatique.  »

Marquis de Wavrin. Du manoir à la jungle existe donc intensément, cinématographiquement, nourri par la rigueur de Grace Winter et le sens du mouvement, du flux, de son complice Luc Plantier. Des initiatives ont porté cette démarche, comme celle de faire écrire la musique par Hughes Maréchal  » en synchro « , simultanément au montage et pas après celui-ci, comme c’est l’habitude. En travaillant aussi ce si captivant  » présent des images  » qui frappe en découvrant les extraits des films de Robert de Wavrin.  » La matière était déjà très riche, avec non seulement les films mais aussi de nombreux rushes (3), souligne Luc Plantier, mais nous avons pu, en plus, la traiter comme nous le souhaitions. J’ai par exemple pu retravailler toutes les vitesses. Les images filmées par le marquis l’ont été avec une caméra à manivelle. Du coup, ça oscille en moyenne entre 14 et 20 images par seconde. J’ai disposé du temps nécessaire afin de retrouver, pour chaque plan, ce qui avait dû être la vitesse originale. C’est ainsi que vous avez l’impression d’une absolue justesse, d’une véritable immersion, comme si tout était à 24 images par seconde alors que ça n’existe pas ! Même à l’époque, les films du marquis n’avaient jamais été projetés à la bonne vitesse !  »

Un précurseur

Au fil de leur travail avec les rushes, Winter et Plantier ont pu par ailleurs reconstituer un quatrième film  » perdu  » de Robert de Wavrin, qu’on pourra découvrir dans le coffret DVD que la Cinémathèque sort en décembre. Mais c’est sur grand écran qu’il faut aller voir Marquis de Wavrin. Du manoir à la jungle, dès la semaine prochaine. Et suivre, fasciné, le périple d’un précurseur conservant sa part d’énigme au terme d’un documentaire en tout point magnifique. Avant de voir ensuite, car Flagey les remet à l’affiche, Au pays du scalp et les deux autres films signés Robert de Wavrin, restaurés de manière exemplaire. Et ce tandis que l’aventure continue pour Grace Winter, qui apprend encore aujourd’hui de nouvelles choses, en Amérique latine où elle accompagne son documentaire et aussi par les confidences de l’arrière-petit-neveu du marquis, prolixe en informations sur la vie privée de son aïeul. Mais chut ! C’est (encore) une autre histoire.

(1) Marquis de Wavrin. Du manoir à la jungle, de Grace Winter et Luc Plantier. Sortie : le 25 octobre. Lire aussi la critique du film dans Focus Vif, page 35.

(2) Chasseur, il avait tiré sur deux enfants qui maraudaient dans les bois, sur sa propriété.

(3) Images tournées et développées mais écartées d’un montage final et donc inédites. Des boîtes entières furent retrouvées à la Cinémathèque.

PAR LOUIS DANVERS

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