» Le Mal ne se situe pas en Afghanistan, mais au Pakistan! »

Ecrivain et réalisateur, Atiq Rahimi ne cesse de faire jaillir  » l’histoire enfouie au tréfonds de lui-même « . Celle de l’Afghanistan, qu’il a quittée précipitamment à cause de la guerre. Celle d’une terre qui se terre dans le chaos, l’aveuglement et le prisme de l’extrémisme. Ses romans confrontent des petites gens aux serpents de la grande Histoire. Autant de luttes qui reflètent la quête inexprimée des sentiments opprimés. L’auteur franco-afghan décroche le Goncourt avec Syngué sabour. Plus qu’un livre métaphorique, Maudit soit Dostoïevski se veut un cri, dénonçant les crimes jamais jugés de son pays. L’anarchie est à l’image d’un personnage, merveilleusement littéraire, qui tue une vieille dame pour sauver la femme aimée. Sa culpabilité le pousse à se dénoncer, mais nul n’envisage de le condamner. Une impunité représentative de l’Afghanistan d’aujourd’hui. Rencontre avec un écrivain sensible et lucide sur l’actualité.

Le Vif/L’Express : Le héros de ce roman se nomme Rassoul,  » le saint messager « . De quoi l’écrivain est-il le messager ?

Atiq Rahimi : Il n’est pas vraiment un messager, si ce n’est du monde vers lui-même. Tout ce qu’il voit, entend et imagine dans son univers, il le transmet. Ecrire est un acte très personnel. On y met tout ce qui nous habite, y compris nos réflexions sur le monde ou l’être humain. Stephen King dit  » qu’on écrit pour gagner notre vie, pas la perdre « . Il y a toujours quelque chose de soi qui se déploie dans l’écriture. Même l’histoire la plus imaginaire a un rapport intime avec notre passé, notre enfance, nos rêves, nos vécus.

Quand avez-vous découvert Dostoïevski et qu’a-t-il suscité en vous ?

On ne peut pas écrire sans avoir lu. La littérature mondiale se crée dans la continuité et non pas dans la rupture du passé. Après la littérature persanophone, j’ai découvert Victor Hugo, Camus et Dostoïevski en persan. Le Joueur m’a plu, mais Les Frères Karamazov m’a semblé lourd. Il m’était dur de comprendre la charge philosophique et psychologique de l’écriture. C’est à mon arrivée en France que j’ai redécouvert cet auteur. Le titre de ce roman – Maudit soit Dostoïevski – n’insinue pas un règlement de compte entre un Afghan et un Russe (rires). Il s’agit, au contraire, d’un hommage à un écrivain visionnaire, l’un des rares qui parvient à nous faire voir la face la plus sombre de l’être humain. Au-delà de  » l’âme russe « , il touche à l’essence humaine.

Pourquoi Crime et châtiment vous a-t-il inspiré au point de transposer ce roman en Afghanistan ?

Ce livre est fondamental, parce que je me suis toujours posé la question de la responsabilité pendant la guerre. A part la raison d’Etat ou le patriotisme, quelle autorité morale pousse à tuer ? Cela me taraude car il y va de la responsabilité de l’être humain face à l’Histoire. Ce roman aborde aussi l’influence de la littérature sur l’individu. Mon héros, Rassoul, n’achève pas son meurtre à cause de Crime et châtiment. La littérature n’a pas le pouvoir de radier le crime, mais elle nous en donne conscience. Quand je suis rentré en Afghanistan en 2002, j’ai rencontré des amis communistes et de jeunes moudjahidines ayant participé à la guerre civile. Ils se promenaient la conscience tranquille, sans remords ni regrets. Ont-ils éprouvé de la culpabilité ? Comment un individu vit-il son crime ? Ça m’intéressait d’explorer le destin d’un être, qui ne soit ni un héros ni un antihéros. Mes romans décrivent toujours des gens perdus ou pauvres. Ici, un étudiant paumé se révèle à lui-même, tout en découvrant son pays, sa culture et son univers à travers son crime. Grâce à son histoire, on perçoit l’Histoire de sa terre natale.

Paradoxalement, la plume est le porte-parole de cet être aphone. Est-ce symbolique de l’Afghanistan et de sa  » vallée des mots perdus  » ?

Ce n’est qu’à la lecture finale que je me suis aperçu que Rassoul ne parle pas. Surpris, j’ai appelé une amie psy pour comprendre ce phénomène. Elle m’a dit qu’il souffre d’une  » aphonie émotionnelle « , liée au choc de son crime. Tous mes livres posent le problème de la voix. Etre ou ne pas être, telle est la question, mais en Afghanistan, il s’agit de dire ou ne pas dire. On n’y est pas jugé par rapport à ce qu’on fait, mais à ce qu’on dit. La liberté de parole est essentielle, or dans les régimes totalitaires chaque mot est une question de vie ou de mort. C’est néanmoins grâce aux dictatures politiques, sociales, religieuses et familiales, qu’on découvre la valeur des mots. Rassoul n’appartient à aucun camp. Ni communiste ni islamiste, il est pourtant embarqué dans l’histoire de son pays.

Les femmes sont-elles les seules lumières dans cet  » empire des ténèbres  » ? A l’instar de la belle Souphia, arbore-t-il la burqa de l’amnésie ?

Porter la burqa revient à perdre son visage, son identité. Toutes les femmes semblent suspectes car plus on cache les choses, plus elles nous échappent. De par sa tenue, Souphia ressemble à une femme éthérée, couleur bleu ciel, dont on a arraché le corps et la chair. Ça lui donne une allure fantomatique… Elle devient cependant la voix de Rassoul et le guide des hommes. Mon héros est confronté à une mère absente, une vieille dame assassinée au corps disparu, et une fiancée dans les griffes d’une maquerelle. Il reflète une société patriarcale à laquelle les hommes n’ont pas donné de sens.

Le protagoniste  » sombre dans l’abîme de la culpabilité « . Sa quête : avoir conscience de son crime. Interrogez-vous de la sorte la société afghane ?

Quand je vois qu’en Afghanistan aucun seigneur ou criminel de guerre n’est conscient de ses actes, j’avoue que ça me ronge. L’islam a enlevé le sentiment de culpabilité originelle. Dans le christianisme, l’être humain naît avec le péché. Il a toute sa vie pour se racheter. Cela va à l’encontre de l’islam, où l’on est toujours innocent. Les musulmans évoluent dans une bulle. La religion et la tradition les préservent de Satan, qui rôde. Ainsi, cette société islamique hiératique rejette l’autre car le Mal vient de lui. L’absence de culpabilité équivaut au déni. Lacan soutient que  » ce sentiment engendre deux pathologies : la névrose, pour ceux qui restent enfermés dedans, et la psychose pour ceux qui refusent d’y entrer « . La société afghane erre dans la psychose, puisqu’elle ne reconnaît pas ses crimes. Contrairement à Rassoul, qui devient une  » pierre de patience  » (cf. le roman Syngué sabour) absorbant la culpabilité de la nation entière. Avouer sa faute est primordial !

Quel châtiment subit ce  » pays aux rêves perdus  » ?

Au-delà de la charia, il y a trois sortes de crimes et de châtiments : ceux définis et châtiés par Dieu, ceux que l’être humain doit régler, ainsi que les lois liées à l’époque et la société. Celles-ci sont définies par des imams. L’aveu du crime, devant la société et l’Histoire, est fondamental. Si l’Afghanistan demeure dans la violence, c’est parce qu’il n’y a pas de procès des criminels de guerre. Certains tombent dans le déni, d’autres dans la vengeance. Seules l’écriture et la création permettent de ne pas détruire la mémoire et le souvenir. Nous ne sommes pas parvenus à une catharsis de nos plaies car 95 % de la population afghane est analphabète. Aussi est-ce important de lui donner la liberté d’expression. Elle est inscrite dans la nouvelle Constitution, mais l’autorité religieuse met une pression qui suscite l’autocensure. Comment faire cesser la violence et la corruption si personne n’est puni ?

Ce roman se veut-il une ode à la lutte contre l’impunité ? Votre héros, Rassoul, affirme  » avoir la capacité de juger « . Quel est son sens de la justice ?

Mon livre remet en question cette incapacité de justice face aux criminels de guerre. J’aimerais qu’il soit lu en Afghanistan et qu’on y réfléchisse. Tant que la justice n’a pas lieu, la violence continuera à ronger le pays. A travers son procès, Rassoul espère que les juges entameront celui de tous les criminels de guerre. Or il n’est pas jugé pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il est. Ce personnage est très kafkaïen… Chez Kafka, il y a un procès mais pas de crime, alors qu’ici, il y a un crime mais pas de procès. Cette errance tourne au destin. Tuer une femme maquerelle est presque un devoir, alors que lancer une bombe tuant des centaines d’innocents n’engendre pas de culpabilité. La trahison est très ambiguë dans ce pays…

Aujourd’hui, c’est le Pakistan qui est en ligne de mire. Qu’a suscité en vous l’élimination de Ben Laden ?

Pas grand-chose… Pour moi, Ben Laden était déjà mort, isolé, marginalisé. Je suis plus surpris par la naïveté des Occidentaux, qui prétendent que cela entraînera la fin du terrorisme. Il faut attendre, mais je n’y crois pas. Au contraire, il faut être plus prudent qu’avant car n’importe quel groupuscule en profitera pour déclencher des attentats en son nom. La question essentielle à tirer de cette affaire concerne le jeu des Pakistanais. Ça fait depuis 1984, que nous dénonçons l’installation des Saoudiens là-bas, mais personne n’a voulu nous écouter lorsque nous avons pointé ce double jeu. La mort de Ben Laden, sur ce territoire, montre que le Mal ne se situe pas en Afghanistan, mais au Pakistan !

Entre les talibans et les actuels dirigeants – peu ou prou marionnettes de l’Occident – y a-t-il une troisième voie possible pour l’Afghanistan ?

Oui, mais il faut qu’elle prenne une forme politique pour devenir une force politique. On agit actuellement de manière disparate. D’un côté, il y a l’Iran et le Pakistan, d’un autre, un pays où le gouvernement et les alliances au pouvoir ne permettent pas de créer cette nouvelle force. Toutes ces factions politiques risquent de pousser, à nouveau, les Afghans vers une guerre civile. Je le redoute d’autant plus qu’il y a tant de haine, y compris auprès des intellectuels. Certains prônent la séparation du pays, d’autres veulent modifier son nom alors qu’Afghanistan signifie  » la terre des Afghans « . Après 2002, les Afghans et les forces d’occupation auraient pu se rattraper en se concentrant sur la justice et l’éducation, or il n’en est rien. Dire que c’est au nom de la sécurité qu’on laisse les corrompus prendre de plus en plus de pouvoir ! La jeunesse afghane a été abandonnée à elle-même.

La jeunesse des sociétés arabo-musulmanes aspire à la justice et à la liberté. Elle semble avoir gagné un vent de liberté. Ce mouvement peut-il avoir un impact en Afghanistan ?

Forcément. Ce qui se passe en Afghanistan a influencé le monde musulman après le 11-Septembre, que ce soit dans le bon ou le mauvais sens. Aujourd’hui, les pays arabes assistent à la recherche d’une identité autre que celle qui est imposée. Ils veulent en finir avec l’amalgame arabe = musulman = terroriste, prouver qu’ils peuvent réfléchir et prendre leur destin en main. Ce qui affaiblit ces mouvements, c’est le manque de dirigeant ou de guide. Sans autre alternative, les islamistes risquent de rendre ces mouvements hésitants. Cette incertitude constitue un danger. Si les manifestants ne vont pas au bout, qui va gouverner ces pays ? Il est important que ce soit la jeunesse qui évolue au c£ur de ces révoltes. Mais je crois qu’il faudra que cette génération se construise pour prendre la tête des pays et proposer une société démocratique.

Les Occidentaux ont-ils eu raison d’intervenir en Libye ? Parviendront-ils à faire progresser la démocratie ou risquent-ils de desservir les autres révoltes ?

On leur aurait reproché de ne pas intervenir, mais que va-t-il se passer ? Cette intervention n’est pas gérée de manière cohérente par rapport à la démarche historique du pays. Il n’y a aucune stratégie politique concrète pour l’avenir. Au début de l’intervention américaine en Afghanistan, tout allait bien. Ce pays aurait pu devenir exemplaire s’il y avait eu une politique ferme envers l’Iran et le Pakistan. Les talibans ont été chassés, au lieu d’être éliminés une fois pour toutes. Retirés au Pakistan, ils se sont réorganisés grâce à l’argent de l’Arabie saoudite. Bush s’est détourné de l’Afghanistan pour attaquer l’Irak. Mon pays a basculé car il s’est senti trahi.

Peut-il encore  » crier espoir  » ?

La jeunesse et les femmes incarnent les deux corps de la société, qui arriveront un jour à prendre les choses en main. Seule condition : l’éducation. Eduquer pour donner conscience, pas pour manipuler ! Tant d’écoles ont été créées sans profs, mais avec des mollahs. On doit former de vrais enseignants et avoir une stratégie éducative orientée vers une société civique. Bref, un enseignement laïque. Il faut aussi une politique, un esprit et une culture bien définis.

Qu’en est-il de la dignité et qu’englobe-t-elle à vos yeux ?

Il me semble que l’humanité a pris beaucoup de distance avec elle-même. L’actualité nous rappelle que nous sommes si vulnérables face à la technologie ou la nature. On veut tout maîtriser à 100 %, or nous devons rester humbles. Nous ne sommes pas Dieu ! Rassoul est quelqu’un qui parvient à une certaine conscience de lui-même et de son crime. Il refuse d’être uniquement l’objet du jugement des autres. Mieux vaut être jugé par rapport à nos actes, que par rapport à nos ancêtres ou nos familles. Le malheur de l’Afghanistan ? L’individu n’existe pas, c’est ça qui lui fait perdre sa dignité. A 16 ans, je suis parti en exil en Inde. Cela m’a permis de me distancier de mon appartenance familiale, religieuse, politique et sociale. J’ai compris que j’étais un individu – comme des millions d’autres sur terre – avec ma personnalité, mes opinions, mes forces, mes faiblesses, mes différences et mes contradictions. C’est justement parce qu’il y a de la différence, qu’il y a du sens.

PROPOS RECUEILLIS PAR KERENN ELKAÏM ET G.P.

 » La société afghane erre dans la psychose, puisqu’elle ne reconnaît pas ses crimes  »  » Porter la burqa revient à perdre son visage, son identité « 

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