Le maître et l’électricien

Pierre Le Guennec, artisan à la retraite, aurait-il donc volé les 271 esquisses de Picasso qu’il a gardées pendant trente ans dans son garage ? Lui et son épouse racontent une tout autre histoire, celle d’une étonnante complicité avec la femme du peintre.

 » Quand cette histoire sera terminée, il faudra que je remette un coup de vernis sur cette table.  » Pierre Le Guennec, l’artisan électricien à la retraite qui détenait 271 esquisses de Picasso, n’est pas homme à perdre le sens des réalités. Assis dans sa salle à manger, il préfère parler bricolage plutôt que de commenter la tourmente qu’il a déclenchée en annonçant, benoîtement, qu’il a conservé pendant plusieurs dizaines d’années, dans un coin de son garage, un petit trésor de la peinture moderne. Des carnets de croquis et des collages qu’on l’accuse d’avoir volés et qu’il dit avoir reçus en cadeau de Jacqueline Picasso, dernière épouse du peintre.

Au début des années 1970, Pierre Le Guennec, la trentaine, quitte Paris avec son épouse, Danielle, pour rejoindre ses parents dans la région cannoise. Dans l’un de ces journaux gratuits que l’on trouve dans les commerces, il propose ses services d’artisan électricien à d’éventuels clients.  » Le téléphone a sonné, c’est mon père qui a répondu, se souvient-il. On me demandait de me rendre à Mougins pour un dépannage.  » Le mas où il est attendu s’appelle Notre-Dame-de-Vie. C’est la dernière habitation de Picasso et de son épouse Jacqueline. Sur place, cette dernière le conduit dans la cuisine et lui montre un four, venu des Etats-Unis, dont le moteur vient de griller. Pierre le répare rapidement et devient, du coup, l’électricien attitré de cette résidence de 35 pièces, où il y a toujours un interrupteur à changer, une ampoule à remplacer. Deux à trois fois par semaine, parfois plus, Pierre abandonne sa petite maison de Mouans-Sartoux, dans la banlieue de Cannes, pour se rendre, d’un coup de camionnette, au domicile des Picasso. De loin, il peut apercevoir celui qu’il appelle aujourd’hui encore  » le Maître  » prendre son déjeuner sur la terrasse. Parfois, le peintre l’appelle pour discuter cinq minutes des menus travaux en cours.  » J’étais impressionné « , confie Pierre, qui prenait soin, à chacune de ses visites, de mettre un bleu de travail bien propre, par respect pour son illustre patron. Un jour, c’est  » Madame  » qui l’a convié à leur table :  » J’avais un grand chapeau de paille et elle m’a fait comprendre que  »le Maître » le trouvait à son goût. Je le lui ai immédiatement donné « , raconte-t-il.

Au fil des mois, l’électricien devient l’homme de confiance des Picasso. C’est lui qui installe les alarmes reliant la maison à la gendarmerie. Il construit, juste derrière la porte d’entrée, une grille métallique que Jacqueline Picasso abaisse chaque soir afin de protéger les lieux d’une éventuelle tentative de cambriolage. Il travaille également dans les autres propriétés du couple : à la Californie, la maison sur les hauteurs de Cannes, qui héberge un temps M. Miguel, le secrétaire de l’artiste, mais aussi au château de Vauvenargues (Bouches-du-Rhône), où le peintre et son épouse seront enterrés, ou encore dans l’appartement cannois du quai Saint-Pierre. Et puis un jour,  » en 1971 « , croit se souvenir Pierre Le Guennec, Jacqueline Picasso l’intercepte au moment où il quitte le mas de Mougins :  » C’était dans le couloir, elle m’a dit : « C’est pour vous », en me tendant un paquet de dessins et de collages ; je les ai mis dans ma camionnette et je suis descendu à la maison « , poursuit-il. Là, il montre à sa femme ce qu’il perçoit comme des esquisses,  » des bouts de papiers collés « . Puis il range ce troublant cadeau dans le petit bureau de bois qui occupe le fond de son garage. Le carnet aux feuilles volantes et les 171 autres dessins et collages vont y dormir jusqu’en 2010à

Pour la police, l’hypothèse du vol est la plus convaincante

En janvier dernier, Pierre apprend qu’il doit être opéré d’un cancer. Il décide alors d’exhumer ces dessins pour qu’en cas de malheur l’authenticité des pièces soit établie. Dans un catalogue, le couple relève l’adresse de la Fondation Picasso à Paris et appelle pour obtenir un rendez-vous.  » Pour l’occasion, on avait pris des billets de première classe « , raconte Danielle, inquiète de se déplacer avec les croquis. De tout le voyage, elle ne quitte pas la petite valise à roulettes où les esquisses sont rangées. Arrivés devant Claude Picasso, le fils du peintre, et ses assistants, les retraités déballent leurs trésors. L’ambiance est  » glaciale « , note le couple. Les responsables de la Fondation demandent que les £uvres soient toutes photographiées et promettent une réponse rapide.  » Nous sommes rentrés et nous avons attendu qu’on nous contacte « , explique Danielle.

Mais, le 5 octobre, ce sont les policiers qui frappent à leur porte. Une perquisition est organisée dans leur modeste maison blanche. Les dessins sont saisis tandis que le couple est conduit dans les locaux de la police judiciaire de Nice, où ils sont placés en garde à vue. Une plainte pour recel est déposée par la Fondation Picasso. Le procureur de Grasse ouvre une enquête préliminaire et, pendant vingt-quatre heures, l’ancien électricien doit raconter comment Jacqueline Picasso lui a, au détour d’un couloir, donné ces documents d’une valeur encore inestimable. Une histoire évidemment difficile à croire. D’autant que le retraité ne peut apporter aucune explication à ce geste, qui l’a, à l’époque, surpris et dont il n’a pas mesuré les conséquences éventuelles.  » Nous étions jeunes et naïfs « , plaide-t-il.

Pour la police, l’hypothèse du vol paraît la plus convaincante. Sans compter que Picasso était réputé pour gérer soigneusement les dons de ses £uvres.  » Quand il en faisait cadeau, elles étaient toujours signées et donc authentifiées « , affirment la plupart des spécialistes de l’inventeur du cubisme. Ce qui n’est pas le cas de ces esquisses. Après le forfait, le couple de retraités aurait donc laissé passer les années, quitte à conserver un mode de vie très modeste, afin d’attendre le moment propice pour écouler son butin.

Mais comment expliquer la démarche lancée par l’électricien auprès de la Fondation Picasso afin de faire authentifier les £uvres ?  » Cela revient à se jeter dans la gueule du loup « , souligne l’avocate des Le Guennec, Evelyne Rees. Il aurait été plus facile d’écouler les croquis et les collages auprès d’amateurs éclairés et discrets, en passant par des intermédiaires peu scrupuleux. Surtout, cette version des faits oublie un personnage central de l’histoire : Jacqueline Picasso. La dernière épouse du maître – qui partagea sa vie pendant vingt ans, jusqu’à la mort du peintre, en 1973 – entretenait en effet un rapport particulier avec les £uvres de son mari et, plus globalement, avec l’argent dont elle disposait.  » Jacqueline était la générosité même « , peut témoigner la journaliste et écrivaine Pepita Dupont, qui fut l’amie de l’épouse de Picasso de 1982 à 1986, année où Jacqueline Picasso s’est suicidée en se tirant une balle de revolver en pleine tête. Dans le livre qu’elle lui a consacré (La Vérité sur Jacqueline et Pablo Picasso, Le Cherche-Midi), elle rapporte de nombreuses scènes qui prouvent que Jacqueline Picasso était capable de donner beaucoup à des gens dont elle appréciait la simplicité et le désintéressement : un dessin pour le fils de Guy, son chauffeur de taxi ; une gravure au propriétaire d’un restaurant ; 2 millions de francs à deux jeunes serveurs afin qu’ils montent leur commerce ; la voiture de Picasso, une superbe Lincoln blanche, abandonnée à un pompiste après la mort du peintreà Les exemples ne manquent pas.

Avec Jacqueline Picasso, une relation privilégiée

Au fil du temps, Jacqueline avait même tissé une relation de vraie complicité avec Danielle Le Guennec, de vingt ans sa cadette, à laquelle elle rendit visite à la clinique lorsque celle-ci donna naissance à son fils, en 1973.  » Elle m’appelait au téléphone plusieurs fois par jour et me racontait ses petits soucis, et moi, je lui confiais les miens « , se souvient Danielle. Parfois, elle venait déjeuner d’un sandwich à l’ombre du mûrier qui trône dans le jardin des retraités. Il arrivait aussi aux deux femmes de s’offrir une virée jusqu’à Cannes pour déguster des frites dans un modeste restaurant. Dans le salon des Le Guennec, Jacqueline Picasso est toujours présente, grâce aux photos et aux affiches reproduisant des tableaux dont elle a été le modèle, que le couple a fixées au mur. Et, dans sa boîte à secrets, Danielle conserve pieusement les courriers que la femme du Maître lui envoyait. Ces papiers-là, au moins, personne ne pourra l’accuser de les avoir volés.

LAURENT CHABRUN

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