Le Louvre revu par Jan Fabre

Dans un jeu de miroirs sur la métamorphose et le thème du temps qui passe, l’artiste anversois confronte son travail à la collection d’artistes des écoles du Nord du prestigieux musée français.

A 50 ans, Jan Fabre l’hyperactif – et insomniaque – connaît une aventure unique : investir avec ses £uvres les salles de son choix, au musée du Louvre ! Il a jeté son dévolu sur les 39 salles estampillées Ecoles du Nord, qui abritent les Van Eyck, Metsys, Memling, Rubens ou Vermeer qui imprègnent tant sa singulière inspiration.

 » Il y a trois ans, quand j’ai reçu cette invitation, j’étais à la fois très heureux et effrayé, confie-t-il. Heureux, car les musées d’art contemporain aujourd’hui jouent trop souvent sur le sensationnel et le spectaculaire. Le Louvre, par contre, est comme un mausolée dédié à la contemplation, au silence, au sacré. C’est très beau pour moi d’offrir cette tranquillité à mon travail. En même temps, c’est un gros risque : je suis le premier artiste à se voir offrir, de son vivant, une exposition d’une telle envergure dans ce lieu unique. Cela attise les jalousies, attire les critiques…  » Repense-t-il pour autant à la claque qu’il a reçue en Avignon, lors de cet été 2005 où il avait été invité à signer une partie de la programmation du célèbre festival hexagonal ?  » Franchement, non. Advienne que pourra !  » Néanmoins, on ne peut s’empêcher de songer que, par cette exposition dans ce temple muséal de France, l’artiste anversois signe une belle revanche sur cette rencontre avignonnaise plutôt houleuse… Mais cette revanche possible est à double tranchant : à l’époque, beaucoup dénonçaient les relents de mégalomanie de l’artiste ; être exposé au Louvre n’est certainement pas l’argument qui calmera ces esprits-là…  » La mégalomanie ? Qu’est-ce que vous entendez par là ? – Vouloir conquérir le monde, par exemple… – Oh ? Mais oui, bien sûr, je veux conquérir le monde ! Oui, bien sûr, je veux changer le monde ! En tant qu’artiste, si je n’avais pas le sentiment que je peux peut-être changer le monde, changer les idées des gens ou leur façon de regarder, j’arrêterais ce travail. Car cela voudrait dire que je ne crois plus en l’art, que je ne crois plus au pouvoir de la beauté… « 

L’exposition imaginée par Jan Fabre est proche de celle qu’il a montée en juin 2006, au musée des Beaux-Arts d’Anvers, davantage d’ampleur en prime. On retrouve notamment, en ouverture, cet autoportrait en cire le nez collé/cogné contre une copie du portrait de Philippe le Bon de Rogier van der Weyden. Du sang coulant de son nez jusqu’au sol : d’où le titre Je me vide de moi-même. Une métaphore, aussi, pour glisser à l’oreille des visiteurs qu’il est préférable de laisser sa vanité au vestiaire face à  » quelques-uns des plus grands chefs-d’£uvre de la civilisation occidentale exposés au Louvre « .

Etre sans cesse en mouvement, en réinvention de soi-même

On retrouve aussi ce duo de sculptures dorées d’agneaux mystiques couronnés d’un chapeau pointu de fête enfantine. L’un, débout, regarde le second couché, mort… Le tout est installé dans une salle emplie de retables représentant des scènes du Christ, du baptême à la descente de croix, en passant par la flagellation. Un dialogue à la fois simple et nourri de multiples pistes de lectures possibles, religieuses, profanes, voire iconoclastes…

Même dialogue, mais avec un sens plus direct de la confrontation, avec son fameux Bousier placé juste en face d’une Dernière Cène de Pourbus. Posé sur un large matelas qui occupe l’essentiel de la pièce, un énorme globe tout en éclats de vert et de bleu, fascinant/repoussant objet réalisé à l’aide de milliers d’élytres de scarabée (élément fétiche de l’univers de Fabre). Au sommet de ce globe, un morceau de colonne vertébrale coiffé d’une mèche de cheveux d’ange, pour une relecture déchristianisée du globus cruciger (globe surmonté d’une croix), symbole chrétien du pouvoir à la fois temporel et spirituel. Une £uvre qui vient littéralement cacher le Christ central du panneau de Pourbus :  » Ce n’est plus Jésus que les apôtres regardent, mais un nouveau modèle, un nouveau chemin « . Etre sans cesse en mouvement, en réinvention de soi-même et du monde : un leitmotiv très fabrien.

Plus mimétique est la rencontre du B£uf écorchéde Rembrandt avec La Pièce de viande de Fabre, réalisée avec des coléoptères brun rouge qui semblent, à bien les regarder, grouiller sur cette carcasse pendue… Aiguiser notre regard pour réexaminer ce que l’on croit connaître, déconstruire les codes et symboles médiévaux/baroques en les opposant à d’autres codes et symboles hautement plus personnels : telles sont les deux grandes lignes de force de cette exposition qui sait aussi se faire ludique, en allant jusqu’à jouer à cache-cache avec le public. Comme ce petit perroquet doré perdu dans les dorures d’une vitrine remplie de panneaux votifs, ou ces tortues égarées dans un coin, sur le parquet du musée… Tout aussi ludiques, mais un rien plus provoc, ces Colombes qui chient groupées en masse sur les rebords d’une magistrale cage d’escalier du Louvre, pour un rapprochement plutôt osé entre le symbole iconographique de l’Esprit saint ou de la paix, et les pigeons de nos villes, ces  » rats des airs « , comme le plasticien les surnomme.

Enfin, une pièce magistrale clôt cet ingénieux parcours tout aussi cohérent qu’éclectique : Autoportrait en plus grand ver du monde, spécialement créé pour l’immense salle Rubens du Louvre, qui reprend les 24 peintures monumentales que le peintre anversois a peint à la gloire de la famille des Médicis. Dans cet espace dégageant de manière très baroque l’opulence et l’aisance, Fabre a jeté au sol un long couloir de pierres tombales en marbre noir, avec, au centre, un énorme ver de terre à tête de Jan Fabre, dont le corps ondule légèrement et la bouche murmure entre deux respirations :  » Je veux m’extraire du cours de l’histoire « . Le contraste est puissant, étrange et mystérieux.  » Rubens présente les Médicis aux côtés des dieux et héros mythologiques, dans un monde tout en couleur et en chair. Ma réponse est un monde souterrain, parmi les morts, avec un autoportrait où j’ai le corps d’un ver et où je suis entouré de tombes de mes amis, insectes, poètes, philosophes… Ce travail est d’ordre symbolique. Sans les vers, la terre mourra. De même, sans les artistes du monde, la société courra au suicide.  »

L’Ange de la métamorphose. Salles des peintures des écoles du Nord, musée du Louvre, à Paris. Jusqu’au 7 juillet. Tél. : + 33 1 40 20 53 17 ; www.louvre.fr

Olivier Hespel

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