Le long sanglot des fonctionnaires

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Avec les difficultés budgétaires actuelles, la tentation de sabrer dans les effectifs de la fonction publique se fait de plus en plus forte. Sans bain de sang. D’ici à 2019, 150 000 fonctionnaires prendront leur retraite. Sans que le service au citoyen en pâtisse ?

La fonction publique, pour l’instant, c’est comme le train : on ne l’entretient plus. On attend la panne, et puis on répare.  » Albert Van de Sande, président de l’UNSP-Secteur finances, soupire. Au département des Finances, certains services ne seront bientôt plus en état de fonctionner : la pyramide des âges y est telle que de nombreux fonctionnaires prendront leur pension en même temps. Or, dès la fin de cette année, le gouvernement fédéral ne remplacera qu’un retraité sur deux. Les services qui emploient des fonctionnaires affichant le même âge risquent bien de ressembler à des morceaux de gruyère…

On le sait : en Belgique, l’échafaud est régulièrement dressé pour la fonction publique, accusée d’être pléthorique en même temps qu’inefficace. Alors, a fortiori, en période de crise.  » Il n’y a pas de raison qu’elle échappe à une remise en question dans le contexte budgétaire actuel, reconnaît Dominique Cabiaux, vice-président de la CSC-Services publics. Mais se contenter de réclamer des coupes claires dans la fonction publique, c’est un peu facile. Ce discours est aussi très idéologique. Il serait plus judicieux de réfléchir aux besoins qui doivent être assurés pour servir au mieux les citoyens. « 

En termes de besoins, on a l’embarras du choix. L’actualité fourmille d’exemples qui prouvent que le service au public n’est pas garanti comme il le devrait, faute de moyens : dans la magistrature, l’enseignement, les services de soins de santé, les crèches, les prisons, les commissariats de police…

Mais pour l’instant, ce n’est pas la question de l’étendue des services proposés à l’utilisateur qui prime, ni celle de leur qualité. Contraintes budgétaires obligent, l’heure est aux économies, essentiellement sous la forme de réduction d’effectifs.

La fonction publique engage plus que le secteur privé

Au sens strict, la fonction publique emploie 801 145 personnes et, au sens large, 1,4 million. Entre 1995 et 2007, le nombre de fonctionnaires et de leurs collègues contractuels a augmenté de quelque 19,5 %, tous niveaux de pouvoirs confondus (fédéral, Communautés, Régions, provinces, communes…) et hors département de la Défense. Pour deux raisons : l’enveloppe salariale restant constante, la rémunération de trois fonctionnaires qui prennent leur retraite permet de payer cinq fonctionnaires plus jeunes. Ensuite, parce que certaines missions ou besoins nouveaux ont émergé. Les titres-services par exemple. Mais aussi la prise en charge par les CPAS d’un nombre de plus en plus élevé de personnes.

Du coup, les services des soins de santé ou de l’action sociale, dans les CPAS, ont vu leurs troupes augmenter. Le contraire s’est produit dans les entreprises publiques. Les contractuels sont néanmoins de plus en plus nombreux, presque à égalité en nombre avec les fonctionnaires.

Tenus de comprimer les dépenses publiques, les responsables politiques entendent bien profiter d’un effet d’aubaine bienvenu : entre 2010 et 2019, 150 000 personnes en fin de carrière, soit 28 % de tout le personnel de l’administration, prendront leur retraite. On en comptera jusqu’à 30 % au niveau fédéral et même 40 % à l’administration des finances.

Une aubaine, donc : aucun responsable politique ne voudrait prendre le risque de mettre le feu aux poudres sociales et de paralyser le pays en décidant de licencier des fonctionnaires, ce qui serait une première.

Ne pas négliger les dégâts collatéraux

Si douce soit-elle et sauf à prendre des mesures d’accompagnement pertinentes et à long terme, cette méthode naturelle d’élagage n’en comporte pas moins des risques. D’abord en termes de transmission du savoir. Dans un de ses avis, la Cour des comptes a d’ailleurs mis en garde contre la perte de connaissances et de savoir-faire des agents du département de la TVA en raison des départs massifs en pension. D’ici à 2012, l’administration des Finances verra partir 8 000 de ses travailleurs, sur 33 000.

Autre dégât collatéral ? En ne remplaçant pas tous les agents de la fonction publique qui partent en retraite, les autorités politiques ferment des milliers de postes de travail et prennent le risque de diminuer le taux d’activité. Ceux qui auraient volontiers occupé ces emplois, y compris les moins qualifiés, trouveront-ils d’office une place dans le secteur privé ? C’est la thèse de la Fédération des entreprises de Belgique :  » Si tous ces travailleurs filent vers la fonction publique, ils échappent au privé. Or celui-ci, déjà confronté à d’importantes pénuries de personnel, a besoin de main-d’£uvre. Ne gaspillons pas les talents pour des fonctions qui ne sont pas nécessaires « , implore Rudi Thomaes, administrateur délégué de la FEB. L’hypothèse sera à vérifier sur le terrain. A Charleroi, le premier employeur est la Ville de Charleroi.

Quels que soient les nouveaux habits de la fonction publique, il faudrait à tout le moins s’assurer que la qualité du service proposé à la population n’en pâtira pas.  » Par le passé, de nombreux problèmes de qualité de service avaient déjà été détectés dans nos enquêtes, entre autres dans les administrations communales, rappelle Jean-Philippe Ducart, porte-parole de Test-Achats. Je crains le pire si on diminue le nombre de fonctionnaires. « 

Pour lui comme pour d’autres, une mesure linéaire de réduction des troupes, indépendamment des services ou des départements, n’aurait donc pas de sens.  » Faute de personnel et vu les divers règlements qui s’additionnent, les agents des Finances ne savent plus faire leur travail, déplore Albert Van de Sande. On ne peut pas, en même temps, affirmer qu’on veut améliorer la lutte contre la fraude fiscale et réduire nos moyens ! Aujourd’hui, la probabilité de tomber sur les vrais fraudeurs a déjà diminué.  » Autre exemple de cette déliquescence : quand les intérêts notionnels ont fait leur apparition dans le paysage fiscal belge, aucun agent n’y avait été préparé. Nombre d’entre eux ont suivi des formations privées pour comprendre leur mode d’emploi…

 » En risquant de perdre le niveau de qualité du service public actuel, on risque aussi de faire fuir des investisseurs, attentifs à s’installer dans un pays où la fonction publique est à la hauteur « , rappelle Ann Lawrence Durviaux, avocate et chargée de cours en droit public économique à l’ULg.

Les partisans d’une (re)fonte de la fonction publique assurent, eux, qu’elle gagnera précisément en efficacité, tout en coûtant moins cher à la collectivité.  » Les nouvelles technologies permettent beaucoup de choses, insiste Rudi Thomaes. On voit bien le succès des déclarations d’impôts par Internet. « 

Une économie de 4,5 milliards d’euros ?

Selon la comparaison que la FEB a effectuée, à périmètre comparable, avec quatre services de la fonction publique dans les pays voisins, 4,5 milliards d’euros pourraient être économisés dans la fonction publique belge. En procédant à la fois à un ajustement du volume de personnel et en réduisant les coûts de fonctionnement.

 » Entièrement d’accord pour réduire les coûts de fonctionnement « , lance Michel Legrand, président du Gerfa (Groupe d’étude et de réforme de la fonction administrative). Pour lui, de très sérieuses économies pourraient être rapidement réalisées dans la fonction publique, à tous les niveaux de pouvoir : en supprimant la pension des professeurs à 55 ans, comme l’a évoqué la ministre Marie-Dominique Simonet (CDH), en ramenant dans les écoles les quelques centaines de professeurs détachés pour d’autres missions, en réduisant la taille des cabinets ministériels, en cessant de verser des salaires aux permanents syndicaux de la Communauté française – non élus faute d’élections sociales dans la fonction publique -, en supprimant les 180 voitures de fonction recensées à la Région wallonne, en ne conservant qu’un des 7 avions alloués au pouvoir fédéral. Entre autres pistes…  » Il n’est pas nécessaire de sabrer dans les effectifs, assure Michel Legrand. En revanche, il faut s’interroger sur les profils à recruter, en fonction des besoins, et mettre en place les formations nécessaires. Mais, de grâce, évitons une nouvelle réforme mammouth ! « 

Bref, la fonction publique doit être repensée. Même les syndicats le reconnaissent.  » Si on me démontre que certains postes ne sont plus utiles, je suis ouvert à la discussion « , affirme Francis Wégimont (CGSP). En quelques années, les attentes et les besoins des consommateurs, ainsi que les priorités sociales ont changé. Les nouvelles technologies ont prouvé qu’elles pouvaient être de précieuses alliées sur le plan du service à la population, en même temps qu’elles rendaient certaines fonctions désuètes. Désormais, on engage moins de niveaux C et D, c’est-à-dire de fonctionnaires chargés des tâches les moins qualifiées. A l’avenir, nombre de fonctionnaires et de contractuels devront changer de poste ou de lieu de travail, avec les limites connues de l’exercice.  » Je suis sceptique sur la question de la mobilité, présentée comme la panacée, lance Ann Lawrence Durviaux. Est-ce vraiment une solution en termes de qualité ? Va-t-on aller chercher des fonctionnaires de la Région wallonne pour devenir magistrats ?  » Le personnel doit faire preuve de flexibilité, répondent, en écho, les tenants d’une mini-révolution dans la fonction publique. Ce n’est imaginable que si sa (trans)formation est assurée et pertinente. Et ce n’est tenable que si le citoyen, à la fois bailleur de fonds et client, en sort gagnant, dans le cadre d’un vrai projet politique et social.  » Il manque un souffle, côté politique, regrette un syndicaliste. Les gouvernements ont tendance à ne considérer la fonction publique que comme un paramètre d’ajustement. Ce n’est pas à ça qu’elle se résume. « 

par lAURENCE VAN RUYMBEKE, françois brabant, olivier rogeau et françois janne d’othée

 » Ne gaspillons pas les talents pour des postes, dans la fonction publique, qui ne sont pas nécessaires « 

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