Le juridisme et la démocratie

Philippe Toussaint, rédacteur en chef du Journal des procès

Les juristes sont une espèce à part. Ils ont en effet un projet de société. Cela se remarque tout de suite dans les conversations. Ils ne sont ni plus intelligents ni meilleurs citoyens que les non-juristes, mais ils ont une tendance à généraliser extrêmement irritante pour ceux qui ne sont pas rompus à la même discipline. On dira par exemple qu’ils ont des principes qu’on range généralement sous l’égide du droit, ce mystère impénétrable qui a ses axiomes quasi religieux. C’est ce qui en fait des interlocuteurs suprêmement agaçants, en particulier pour les politiques. Ils sont patients par ailleurs, d’autres diront tenaces, mais il est remarquable que, quelle que soit l’espèce d’affaire dont ils s’occupent, c’est la même logique qu’ils mettent en branle. Au pénal, la question est toujours  » Qui est coupable de quoi?« , au civil,  » Quelle loi a été enfreinte?« . Le reste, on a l’impression qu’ils s’en fichent, ce qui est consternant pour ceux qui, dans la vie, ne voient que le résultat.

Théoriquement, pourtant, les politiques devraient être les maîtres du jeu puisque ce sont eux qui font les lois. Mais rien n’y fait, on a beau changer les lois, la menace est toujours présente, quoique feutrée, d’un gouvernement des juges, ces malins trouvant toujours, dans un texte de loi, le détail qui ruine les plans qu’on croyait avoir le mieux élaborés. Le pouvoir judiciaire, le plus mal aimé par le Parlement, est paradoxal en somme. Les magistrats sont payés des clopinettes par comparaison avec d’autres catégories de décideurs, on réduit leurs moyens matériels à l’extrême limite et, pourtant, ils continuent, imperturbables. Qu’est-ce qui anime donc ces gens dont souvent les capacités intellectuelles devraient, s’ils changeaient de profession, leur valoir un statut financier dix à vingt fois supérieur?

On dit parfois que la Cour de cassation déplace des aiguilles qui font dérailler des trains. L’image est parlante: elle suggère que les magistrats de la Cour suprême pourraient éprouver un sentiment d’orgueil compensant la médiocrité de leur traitement. Modestes et parfois ombrageux, évitant de jamais prononcer un mot plus haut qu’un autre, maniaquement attachés à des formules, ils nous donnent le seul exemple, dans notre société, de gens détenant un pouvoir et qui n’en usent que pour ramener à ce que les anciens appelaient la vertu. Ils sont risibles et imparables.

En France, un juge d’instruction de Nanterre, Alain Philibeaux, ouvre un dossier pour prise illégale d’intérêt et recel contre Jacques Chirac – plus exactement  » contre X…« , puisque le chef de l’Etat français bénéficie de l’immunité. Du moins tant qu’il est président de la Républqiue! Comme n’importe quel justiciable, au demeurant, M. Chirac doit être présumé innocent. On attendra donc la fin de son mandat pour le poursuivre, soit dans cinq ans, sauf bien sur s’il devait être réélu président en 2007 pour un troisième mandat. Patience et longueur de temps …

Que M.Chirac soit un malhonnête homme, il est presque comique d’en écarter l’idée et c’est déconcertant, en somme. En termes simples, comment est-il imaginable qu’un personnage parvenu au sommet de la réussite, ne se contente pas de ce qu’il a? Par quelle inconséquence peut-il prendre le risque d’avoir seulement la réputation d’être malhonnête, comme un vulgaire profiteur? On a pu se poser la même question, il y a quelques années, à propos d’un Premier ministre, en Belgique. Que pouvait lui faire, en regard de ce qu’il risquait s’il se faisait prendre, quelques millions de plus, quand il en avait déjà tellement? C’est en effet troublant. En Belgique encore, un magistrat a été condamné, avec toutes les conséquences désastreuses qui s’ensuivent, c’est-à-dire la fin de sa carrière, pour s’être approprié un objet, saisi par la justice, qui ne valait pas cinquante francs au marché aux puces. Quelle démesure entre un larcin aussi infime et la destitution d’un chef de corps! Semblablement, on continue de parler de  » l’arrêt spaghetti » pour souligner que, si tel juge d’instruction avait commis une erreur en dînant avec des personnes parties dans un procès, le prix de ce dîner était dérisoire. C’est là que juristes et non-juristes se séparent, les uns devenant incompréhensibles pour les autres. C’est qu’ils n’ont pas la même logique. A la limite, ils ne vivent pas dans le même monde, ils n’attachent pas le même prix aux mêmes valeurs. On va pourtant répétant que nous avons la chance de vivre dans un Etat de droit mais tout se passe, quand on entend critiquer certaines décisions judiciaires, comme s’il ne fallait pas exagérer. Justement si! pensent les uns, la loi est sacrée, quoi qu’il puisse en coûter.

Est-ce raisonnable? On peut le démontrer par l’absurde en imaginant un contrôle de la justice par quelque autorité non judiciaire dite supérieure – ce que personne au monde n’a encore osé faire en démocratie. Ce qu’on appelle parfois le juridisme est l’unique garantie démocratique!

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