Le joueur d’échecs

Candidate malheureuse au Goncourt, Catherine Cusset signe avec L’autre qu’on adorait le très beau portrait d’un ami, universitaire brillant et bipolaire suicidé.

On ne gâche pas nécessairement un roman en en dévoilant la fin. Bien au contraire. Le douzième roman de Catherine Cusset commence par exemple par son épilogue : la découverte d’un corps. Thomas Bulot, universitaire français de 39 ans, décidait, en 2008, de se donner la mort par étouffement dans son appartement de Richmond, Virginie. Il fut brièvement l’amant puis, plus longuement, l’ami de Catherine Cusset ; L’autre qu’on adorait est son histoire. Ou plutôt la leur – une orientation affirmée d’entrée de jeu par une écriture singulière : tutoyant son héros tout du long sans doute pour y continuer un dialogue par trop abruptement arrêté, Cusset a imaginé son livre comme une longue lettre, une adresse. Ses interventions sporadiques en tant que personnage dans l’histoire le montrent : elle avait avec Thomas les rapports décousus et irréguliers qu’il entretenait avec les gens en général -moments intenses de partage existentiel que suivaient de longues périodes sans nouvelles. Thésard spécialiste de Proust et de David Lynch devenu professeur de littérature et de cinéma aux Etats-Unis, Thomas est un être changeant et dispersé, qui bouge de ville et de vie au fil d’affectations ne camouflant que mal les difficultés d’une dépression latente. Supérieurement intelligent, il trouve dans la vie universitaire un support à sa procrastination (ses échecs à Normale Sup, ses éternels reports de thèse, ses projets de livres sans cesse ajournés). Il y a aussi ses histoires d’amour et de sexe, volontaristes, épiques, qui nourrissent ses éternels fantasmes de recommencement.

Chronique d’une mort annoncée

Que sait-on vraiment de la vie de ses amis ? A quelle part d’eux-mêmes, mystification ou réalité, nous donnent-ils accès ? Restée sur le carreau après la disparition violente de Thomas, l’ex-amante se donne ici le rôle clé de celle qui racontera sa vie – ou plutôt une vision, forcément subjective, de sa vie. Une subjectivité soutenue par la fiction : c’est par l’écriture que l’auteure d’Un brillant avenir (re)constitue des dialogues supposés, comble certains silences et entretient les interrogations de ce qu’elle sait ne jamais pouvoir atteindre par le souvenir de leur amitié (quelque chose comme les mouvements de sa vie intérieure). Manière, peut-être, de sublimer sa culpabilité diffuse (celle de n’avoir pas pu, ou voulu, voir ; celle, plus archaïque, de survivre là où lui a choisi de disparaître) ; occasion, en tout cas, de réinterroger la fonction ancestrale du portrait.

Méditation sur ce que réussir ou rater sa vie veut dire, L’autre qu’on adorait est la chronique d’une mort annoncée : l’absence d’échappatoire semble diriger chacun des actes de son héros, l’ombre portée de son acte final y colore chacun de ses mouvements (on pense au Suicide d’Edouard Levé, à L’Adversaire d’Emmanuel Carrère). Le texte – c’est sa victoire – n’est pas plombé pour autant. D’abord parce qu’il est porté par une voix formidablement dynamique – attentives à ne pas figer, les phrases y sont en mouvement constant (succession de séquences courtes, ou très courtes, au présent), épousant la personnalité de son héros bipolaire. Ensuite, parce que bien qu’irrémédiablement dirigé vers la chute, le récit comporte une lumière. Celle de l’empathie. Du regard pénétrant, séduit et bienveillant sans être naïf d’une écrivaine qui se propose de rendre à son ami quelque chose de la noblesse tragique de L’Albatros baudelairien :  » Ton cou se tend vers les sphères de l’esprit, le ciel de la musique et l’air pur de la littérature, mais, comme l’albatros, tu as ces ailes de géant qui t’encombrent – ce grand corps maladroit, gesticulant et transpirant, cette exubérance épuisante -, des ailes rognées par la médiocrité du monde professionnel auquel tu es mal adapté.  » Au contraire de son suicide, le portrait littéraire de Thomas n’est jamais définitif ; il peut désormais faire son chemin dans la vie de ceux qui restent.

PAR YSALINE PARISIS

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