» Le grand vainqueur, c’est la mort « 

Dans un livre saisissant de vérité, Les portes du néant, Samar Yazbek, 45 ans, ne raconte pas seulement l’atrocité quotidienne de la guerre en Syrie au travers des témoignages de combattants et de civils qu’elle a recueillis lors de trois voyages effectués depuis sa fuite vers la France en 2011. Elle explore surtout les mécanismes irréversibles de l’ultraviolence pour en conclure que la Syrie a été  » pendue et écartelée « . Originaire d’une très grande famille alaouite, communauté qu’elle partage avec Bachar al-Assad et son clan au pouvoir, elle vit en exil mais n’a jamais abandonné son pays, dont la douleur et les ruines l’habitent. Car pour elle, l’exil signifie  » marcher dans une rue et savoir que vous n’êtes pas à votre place « .

Le Vif/L’Express : Comment vous définissez-vous face à la dislocation de la Syrie ?

Samar Yazbek : Je suis une auteure syrienne, rien d’autre. Je suis laïque, journaliste et activiste dans les questions des droits de l’homme – notamment les droits des femmes. Je ne suis ni alaouite, ni sunnite, ni chrétienne ; je refuse qu’on me définisse par ma confession. Je fais partie des intellectuels, des écrivains qui sont descendus dans la rue, au début de la révolution, en 2011, au côté du peuple syrien. Nous rêvions alors d’un pays laïque, d’une Syrie unie, non confessionnelle, civique et démocratique.

Je ne suis pas entièrement d’accord. Désormais, il n’y a plus aucune possibilité politique, pour quelque action que ce soit, pas seulement pour les défenseurs d’une Syrie laïque. La machine de guerre est tellement sauvage et violente qu’on ne peut plus imaginer le futur. Tout le monde a perdu. Depuis quatre ans, la Syrie subit des bombardements incessants. Ils ont commencé sous Assad, sans discontinuer, avant d’être aggravés par ceux des Russes ; mais les bombes viennent de toutes parts – y compris pour combattre Daech. Tout le monde bombarde la Syrie. Je parle d’une terre qu’on est en train de saccager, de raser, d’un peuple qui subit une série interminable de massacres. J’en suis le témoin. J’ai vu comment les gens survivaient au jour le jour et comment ils s’attendaient à mourir d’un instant à l’autre. Dans ces conditions, il est impossible de se projeter dans l’avenir, d’imaginer une solution pour notre pays ravagé. Le grand vainqueur, c’est la mort, et ceux qui la répandent, c’est-à-dire le régime et ses alliés. Tous les autres Syriens, y compris les islamistes modérés, ont perdu.

Vous pensez vraiment que le régime a gagné ?

Oui. Il a gagné d’abord parce qu’il a fait de la Syrie la vitrine de toute une série d’intérêts régionaux et internationaux. De surcroît, il a réussi à forger et à former le pire ennemi – à savoir Daech. Mais, en tant que régime face à son peuple, il n’a pas gagné. Car les Syriens, eux, voient les choses telles qu’elles sont. C’est ce que j’ai voulu démontrer dans mon livre. La réalité, c’est que Daech occupe la Syrie avec la complicité du régime, que les djihadistes ont volé la révolution et servi les intérêts d’Assad. Les médias occidentaux ne le disent pas. En tant que femme, je sais que les djihadistes représentent la pire forme de terreur. Mais je sais aussi que leur présence est liée au maintien d’Assad au pouvoir.

Vous écrivez :  » Une guerre a remplacé une autre guerre. La guerre contre Daech a remplacé la guerre contre Assad.  » Après avoir échoué contre Assad, pensez-vous que les Occidentaux se trompent une deuxième fois, contre Daech ?

Bien sûr, parce qu’ils en sont venus à considérer Assad comme faisant partie de la solution, alors qu’il est à l’origine de la terreur en Syrie. C’est par la terreur d’Etat qu’il a ouvert la voie à l’Etat islamique. Il a commis des crimes de guerre absolument monstrueux, abominables, qui ont agi sur Daech comme un aiguillon.

Pris sous le largage de barils de TNT (l’arme barbare employée par les troupes d’Assad), un combattant, que vous citez dans le livre, s’écrie :  » Je regrette les MiG et les bombes chimiques « …

La variété des formes de mort rend les gens nihilistes, c’est aussi ce qui les pousse vers le djihadisme. Les bombardements d’Assad, qui interviennent nuit et jour, depuis des années, provoquent une perte de repères chez de nombreux individus. Cet écrasement engendre une telle désespérance et une telle disparition du sens de la vie que plus rien ne peut retenir la violence destinée à répondre à celui qui veut vous tuer, vous et tous les vôtres. Le désespoir mène directement à l’envie de mourir. L’envie de mourir mène au fait de tuer les autres. J’ai rencontré un combattant qui m’a dit être prêt à s’allier avec le diable. Abandonnés à la mort, ces jeunes sont livrés à la mort. On peut alors comprendre qu’ils recourent à des forces surnaturelles. Ils savent que de toute manière, la mort les attend. Ils sont donc prêts à aller jusqu’au bout contre Assad. Or, la communauté internationale a sa part de responsabilité dans cet engrenage, à cause de son incapacité de stopper la machine à bombardements.

L’erreur fatale n’a-t-elle pas été de ne pas stopper Assad par une action d’envergure après le bombardement chimique effectué sur la Ghouta (région agricole entourant Damas) à la fin d’août 2013 ?

Il fallait faire en sorte qu’Assad quitte le pouvoir sans attendre. Après le massacre de la Ghouta, il y a eu une désespérance très forte. Au début de l’année 2012, Al-Nosra avait déjà commencé à se constituer. Mais, à l’été 2013, c’est Daech qui est apparu au nord du pays, de façon très claire. Or, plusieurs séries de massacres venaient de se produire, dont l’attaque chimique à Ghouta était le couronnement. A partir de là, c’était fini. Après cet été 2013, quand j’ai vu les progrès de Daech, j’ai compris que la Syrie allait être un amas de gravats. Et j’ai commencé à écrire mon livre…

C’est à ce moment-là que la France a proposé une initiative militaire pour arrêter Assad. Ce que Barack Obama a refusé en se réfugiant derrière l’avis négatif du Congrès…

La position de la France était très bonne.

Il fallait donc frapper à ce moment-là ?

Effectivement, il fallait intervenir, mais à ce moment-là la diplomatie américaine était engagée dans le dossier iranien, considéré par Washington comme beaucoup plus stratégique. Le reste paraissait secondaire.

Obama porte tout de même une lourde responsabilité…

Obama a eu peur de revivre la même expérience qu’en Afghanistan et en Irak. De plus, il était davantage intéressé par les grands équilibres internationaux. Le plus important, dans tout cela, c’est qu’il existait une série d’alliances politiques internationales, qui ont contribué à maintenir Assad en place pour des questions qui n’avaient rien à voir avec la Syrie – par exemple, l’annexion de la Crimée, ou l’accord sur le nucléaire iranien. Le dossier syrien est devenu un élément que l’on activait ou que l’on désactivait dans le cadre plus global des intérêts nationaux. Du coup, le fait que la Syrie devienne un pôle d’attraction pour tous les djihadistes du monde n’a pas revêtu la moindre importance. Les Américains se fichaient aussi de savoir si la Syrie allait ou non être divisée. Ils ne s’inquiétaient pas de la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes. Or, cette ligne est le fruit d’une grave erreur d’analyse : je suis convaincue que des transformations très profondes – politiques, sociologiques, sociétales – s’opèrent actuellement dans tout le Moyen-Orient.

Expliquez-nous…

On voit partout émerger les identités confessionnelles au détriment des identités nationales. C’est un énorme problème.

Est-ce une guerre de religion, comme le soutient un des combattants que vous interrogez dans votre livre ?

C’est compliqué. Le moteur de cette guerre est très composite. Il y a sans aucun doute un facteur religieux, mais il recoupe des dimensions politiques et économiques. Le combattant qui m’a parlé de guerre de religion n’est qu’un outil dans un dispositif plus complexe, il emploie le langage simplificateur qu’il entend. La réalité est plus enchevêtrée que cela. Le combat purement national est terminé en Syrie, il faut que nous l’admettions. A la place, il existe désormais une fracture religieuse très forte, très aiguë, en Syrie. Mais c’est aussi un conflit fortement internationalisé, ce qui est encore une autre dimension.

Lorsque la coalition internationale a déclaré la guerre à Daech, quel sens cela a-t-il pris pour vous ?

Il est certain que nous avons besoin d’un dispositif militaire pour combattre Daech. Or, la stratégie adoptée par la coalition alimente Daech au lieu de l’éradiquer. D’abord, les Russes ont annoncé qu’ils allaient bombarder ses positions alors qu’ils ont surtout cherché à écraser des groupes de l’Armée syrienne libre. Les pays de la coalition, eux, bombardent effectivement Daech, mais cette organisation se cache dans la population civile. Finalement, les victimes sont beaucoup plus nombreuses parmi les civils que parmi ses combattants. D’une part, on ne voit pas de stratégie efficace pour détruire les points forts militaires de Daech. D’autre part, l’Occident pense que combattre le terrorisme se fait par la guerre. C’est une erreur monumentale. Depuis le départ, il n’y a eu aucune stratégie. C’est ce qui a fait que beaucoup de factions, au lieu de s’opposer à Daech, ont rejoint ses membres.

Que faudrait-il faire ?

La seule façon de vaincre Daech, c’est de construire des régimes démocratiques dans les pays menacés.

Comment ?

La communauté internationale peut tout à fait imposer la démocratie. Si les Russes et les Iraniens le veulent, ils peuvent imposer une période de transition, une trêve. Ce n’est pas une guerre de longue durée qu’il faudrait, c’est surtout une stratégie très étudiée. A mon sens, les Etats concernés ne veulent pas, la communauté internationale ne veut pas que le conflit s’arrête. Les pays qui ont des intérêts dans la région, qui sont en conflit, ne veulent pas que cela cesse. A-t-on besoin d’Assad comme partie intégrante de la solution pour pouvoir combattre Daech ? La question est là…

Que pensez-vous de ce raisonnement : mieux vaut laisser Assad en place pour faire du combat contre Daech la priorité ?

Surtout pas ! Il faut absolument faire pression sur Assad pour passer à une autre étape. On ne peut pas construire une société et extirper la violence si l’on ne sanctionne pas le régime qui a commis des crimes de guerre. Cela aussi fait partie du combat contre Daech.

Est-ce qu’une des erreurs d’appréciation n’a pas été d’ignorer que la Syrie était un pays communautaire ?

Après l’indépendance, la Syrie a commencé à se constituer en Etat moderne. Il y a eu une série de coups d’Etat. Le pays se préparait à devenir un pays non confessionnel, laïque. En 1970, Hafez al-Assad est arrivé au pouvoir. Certes, les religions existaient, elles étaient là. Mais il y avait un courant national non confessionnel qui restait dominant. Assad a reconstruit la société en imposant l’idée que c’était lui, le chef, qui maîtrisait tout. Dans un pays où il n’y avait pas de libertés ni de démocratie, les gens se sont réfugiés dans la religion. Assad s’est complètement approprié la communauté alaouite. Et tout le reste de la société. Le régime a procédé à des divisions confessionnelles par le biais de ses services de renseignement. Au moment de la révolution de 2011, le fils a usé exactement du même procédé, mais de façon ultraviolente.

La Syrie a-t-elle à jamais disparu ?

Il n’y a plus de Syrie. C’est un pays déchiré, détruit. Chaque milice contrôle son propre territoire. Il y a Daech, la présence militaire russe, des territoires occupés par les Iraniens, des zones tenues par d’autres groupes djihadistes que Daech… On ne sait même plus de quoi on parle.

Vous écrivez :  » Ce ne sont pas mes mains qui ont écrit ce livre.  » Quel est votre sentiment de jeune femme syrienne ?

Je porte un enfer à l’intérieur de moi. Ce genre de douleur peut faire perdre la raison. Depuis cinq ans, je n’ai pas de vie personnelle, pas de vie sociale. J’essaie encore de penser. Dans la mesure où j’ai échappé à tout ce mal, à tous ces massacres, je m’efforce de transformer cette douleur en un travail. Mais l’humanité m’a déçue.

Les portes du néant, par Samar Yazbek, Stock, 270 p.

Lire aussi le reportage de notre envoyé spécial en Syrie en page 46.

Propos recueillis par Christian Makarian. Photo : Jean-Luc Bertini

 » Le moteur de cette guerre est très composite. Il y a sans doute un facteur religieux, mais il recoupe des dimensions politiques et économiques  »

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