Le grand raté de l’après-guerre

Bien sûr, il y eut Constant Permeke, René Magritte, Paul Delvaux. Ou le commissaire Maigret qui, dès 1931, sous la patte du Liégeois Georges Simenon, commença sa longue entreprise de séduction. Ces années-là, au théâtre, on jouait du Fernand Crommelynck, du Michel de Ghelderode. Jules Bordet recevait le prix Nobel de médecine (en 1919), l’embryologiste Albert Brachet approfondissait ses travaux, le chanoine Lemaître exposait ses théories sur le big-bang de l’Univers (1927). Et Henri Storck filmait un monde en noir et blanc…

Problèmes sociaux et linguistiques, instabilité des gouvernements, discrédit du monde économico-politique, frayeurs face à la montée de partis extrêmes : dans la Belgique de l’entredeux-guerres flottent des parfums qui sont restés des nôtres.  » La Belgique est un petit pays, rarement seule aux rendez-vous de l’histoire. Par malheur, lors de cette période, les grandes puissances qui pèsent sur les événements n’ont pas montré l’exemple de la lucidité « , remarque le Pr Jean Vanwelkenhuyzen. Ancien directeur du Centre de recherches et d’études historiques de la Seconde Guerre mondiale, il raconte les années où, au lendemain de la  » Grande Guerre « , et de l’espoir de ne plus jamais  » revivre ça « , on a fait si bien (ou si mal !) qu’a finalement éclaté un conflit pire encore que le premier. Face aux problèmes inédits, les gouvernants n’ont su où donner de la tête et les peuples désorientés ne leur ont pas facilité la tâche. Même si c’était, aussi, un temps où le roi était profondément aimé : 2 millions de personnes suivirent les funérailles grandioses d’Albert Ier, décédé à Marche-les Dames, le 17 février 1934…

Le Vif/L’Express : Pourquoi estimez-vous que, de 1919 à 1939, la Belgique a marché de ratage en ratage ?

Jean Vanwelkenhuysen : L’issue le prouve. Versailles a été une paix ratée. Elle a semé les germes d’une revanche. Loin de s’entendre, la France et l’Angleterre, vainqueurs de la Première Guerre mondiale, ont mené des politiques rivales. La Belgique a d’abord peiné à surmonter les séquelles d’une occupation lourde et ruineuse. Elle a ensuite subi l’épreuve de la crise économique de 1929. L’inadaptation du pouvoir a suscité, dans certaines couches de la population, un courant de plus en plus sceptique à l’égard du régime parlementaire. Il a trouvé son expression dans la montée de l’extrémisme flamand et dans le jaillissement météorique de Léon Degrelle, maître ès arts de rassembler les mécontents.

C’est vrai, la Belgique accède à la plénitude de sa souveraineté : elle est déliée de la neutralité imposée en 1839. Mais tous les éléments sur lesquels l’avenir reposait décevront. Les Etats-Unis vont désavouer le traité de Versailles. La SDN se révélera une tribune d’orateurs et non le garant vigilant de la sécurité collective, montrant le désaccord des pays susceptibles de peser sur les événements. A l’arrière-plan se profilera rapidement le réarmement de l’Allemagne, d’abord clandestin puis ostensible une fois Hitler au pouvoir. Devant la carence des  » grands « , il n’est resté à la petite Belgique qu’à tenter de trouver, par ses propres moyens, comment assurer sa sécurité, tout en contribuant à renforcer la défense des pays de liberté face à la menace totalitaire.

Les vainqueurs de 14-18 se sont donc divisés. Un mauvais signe face aux dangers potentiels de l’Allemagne et aux risques d’un nouveau conflit ?

En effet, l’Angleterre a laissé isolée une France de 40 millions d’habitants, victorieuse mais saignée à blanc, face à une Allemagne de 60 millions de personnes, défaite mais unifiée, et forte d’une puissante industrie. La France fondait sa sécurité sur l’application des traités. L’Angleterre, protégée par son insularité, a désarmé et prôné la détente pour concentrer ses efforts sur son redressement financier et commercial.

En arrivant au pouvoir en 1924, le  » cartel des gauches  » a inversé la politique française. Les traités de Locarno ont alors substitué des ententes à la confrontation. Un immense espoir de paix est né. En 1929, l’Allemagne a été admise à la SDN. La France a entamé une politique militaire défensive ( NDLR : et donc insuffisante face aux visées de l’Allemagne ), matérialisée par la ligne Maginot. Le 30 juin, les dernières troupes belges et françaises ont quitté la Rhénanie, marquant la disparition du  » tampon rhénan « . Le pacifisme faisait miroiter des lendemains radieux…

Nous savons, à présent, que cela n’était qu’un leurre…

La crise économique a fait le jeu du parti nazi. La fragilité de la jeune démocratie allemande lui a mis le pied à l’étrier. L’accession de Hitler au pouvoir, le 30 janvier 1933, a marqué le début d’un bouleversement de l’échiquier stratégique européen. Dès la mi-octobre, l’Allemagne s’est retirée de la SDN et son réarmement s’est accéléré. Dès la fin de 1934, la menace a retenu l’attention des autorités militaires belges : il fallait allonger le temps de service militaire, afin de pouvoir surveiller la frontière en permanence.

Cette prolongation du service et l’accroissement des charges militaires ont-ils été acquis facilement ?

Absolument pas. Les négociations, entamées en 1935, ont pris l’allure d’un parcours du combattant.

Comment expliquer l’opposition des parlementaires aux demandes des militaires ?

Le suffrage universel pur et simple, limité aux hommes, a été introduit au lendemain de l’Armistice. C’était de bonne justice et le roi Albert y poussait : après tout, le peuple avait fourni les combattants de la Première Guerre et il semblait donc logique qu’il ait désormais voix au chapitre politique. Ce type de scrutin a donc déterminé le profil des élections. A celles du 16 novembre 1919, le parti catholique a perdu la majorité absolue et des courants profonds se sont affirmés avec l’émergence en force des socialistes et la représentation de la sensibilité flamande. Il en est résulté qu’un compagnonnage de tradition antimilitariste est devenu majoritaire au Parlement. Il associait démocrates-chrétiens flamands et socialistes, unis dans une même hostilité aux casernes et aux alliances génératrices de guerre.

Qu’est-ce qui a permis de rallier les  » pacifistes  » à l’idée d’un effort militaire accru ?

Une épuisante procédure parlementaire ! Afin de convaincre les opposants à une telle politique, il fallait déraciner en eux des illusions aussi tenaces que respectables. L’évolution des esprits a été lente. En surface, la tendance semblait procéder d’un recul des démocraties en perte de prestige à l’avantage d’une Allemagne qui montait en puissance. En réalité, il s’agissait de se prémunir contre le péril en gestation à l’Est, sans être pris dans des engrenages dépassant les intérêts de la Belgique. Léopold III s’y employait. En janvier 1936, il a ainsi reçu Emile Vandervelde, figure de proue des socialistes. Dans la foulée, il a dépêché son secrétaire auprès du cardinal Van Roey, afin qu’il intervienne auprès du clergé flamand.

Pendant que l’on discute de tout cela, le 7 mars 1936, Hitler remilitarise le Rhénanie…

… et il viole les traités de Versailles et de Locarno. La Wehrmacht est aux portes de la Belgique et de la France. Les partenaires de Locarno élèvent la voix, mais ils ne font rien : en effet, ils n’ont pas les moyens de bouger ! L’armée française, convertie en outil défensif, aurait été bien en peine de sortir de l’Hexagone. Quant à l’Angleterre, elle ne possédait aucune division à envoyer sur le continent.

Et en Belgique ? Comment en arrive-t-on finalement à s’accorder autour de la  » politique des mains libres  » ?

Le cabinet van Zeeland évoluait face aux nécessités d’un renforcement militaire. Mais socialistes et démocrates-chrétiens flamands ne démordaient pas de leurs principes et, au Parlement, l’impasse était totale. Sur proposition socialiste, une commission mixte fut créée, associant parlementaires et militaires. Du 22 avril au 8 septembre, elle siégea 37 fois. Finalement, le principe d’un renforcement de la sécurité du pays fut acquis, pourvu que ce soit dans le seul intérêt national. Mais les modalités restaient pendantes et le temps pressait : il fallait voter la loi sur la milice pour le contingent de 1937.

Léopold III mit alors le ministère devant ses responsabilités en le réunissant le 14 octobre. Sans rien imposer, il suggéra un cadre dans lequel la Belgique aurait été dotée d' » un statut militaire adapté aux circonstances  » avec une  » politique exclusivement et intégralement belge « . Cela a ravi Vandervelde, car cette proposition faisait tomber les objections de principe du Parti ouvrier belge. Vandervelde a demandé que l’exposé du roi aux ministres soit aussitôt publié dans la presse : ce texte s’est ainsi mué en appel à l’opinion. Une procédure parlementaire régulière a assuré la suite : le nouveau statut militaire a été voté à une forte majorité le 2 décembre à la Chambre, le 4, au Sénat.

L’attitude belge, dite de neutralité, a pourtant été mal comprise…

La publication inopinée du texte royal a surpris l’étranger. La France a mal interprété la position belge : elle subodorait un pas en direction de l’Allemagne. Paul-Henri Spaak, ministre des Affaires étrangères, a alors confié à l’ambassadeur français Laroche :  » Mais pourquoi voulons-nous cette loi, et pour nous défendre contre qui ? Vous savez bien que c’est contre l’Allemagne.  » Le 24 avril 1937, la Belgique a finalement reçu de la France et de l’Angleterre la promesse de leur assistance en cas de violation de son territoire.

Pendant toutes ces années, on s’est donc plutôt mal préparé au conflit qui s’annonçait. Mais il faut dire aussi que, sur un plan politique, les choses étaient loin d’être simples : de 1921 à 1935, 10 gouvernements, bipartites ou tripartites, se sont succédé !

Il régnait une véritable instabilité gouvernementale, causée par un suffrage universel couplé à un scrutin proportionnel qui rendait improbables les cabinets homogènes. A ce facteur s’ajoutait une multiplication de problèmes souvent inédits. Or les hommes appelés à les résoudre y étaient peu ou mal préparés de par leurs expériences de l’avant-guerre. L’éclaircie de 1935-1937 a été due à Paul van Zeeland, étranger au sérail et venu de la finance. La dévaluation du franc, menée sous son autorité, a remis la pompe économique en marche. Puis le régime est retombé dans ses ornières.

Est-ce pour cela que  » le beau Léon  » y a pris une telle place ?

Le rexisme est un exécutoire permettant aux frustrations de s’épancher. Des mécontents, il y en avait de tout bord, à commencer par les classes moyennes. Elles se sentaient les oubliées des partis traditionnels. Léon Degrelle a prêté son éloquence iconoclaste à leur incapacité de se faire entendre. Il se campait en justicier, réduisant verbalement en bouillie ceux qu’il nommait les  » barbons décatis « ,  » les combinards « ,  » les pourris  » et autres  » banksters « .

Aux élections du 24 mai 1936, tout comme les nationalistes flamands du VNV (Vlaams Nationaal Verbond, la ligue nationale flamande ), le rexisme fait une fracassante entrée au Parlement : il obtient 21 sièges. Pourtant, le parti au balai pour emblème ne durera pas…

Le succès rexiste a retenti comme un coup de tonnerre. A ces élections, les nationalistes flamands ont doublé le nombre de leurs sièges, les communistes l’ont triplé. Rex puisait essentiellement dans le vivier catholique : c’était le plus mal en point. Mais, à la différence des autres vainqueurs de ce scrutin, l’irruption du rexisme a été un feu de paille. Son inconstance est vite devenue criante. Aux élections de 1939, il ne lui est resté que 4 sièges à la Chambre. Il avait cessé de faire illusion.

Sur un plan social, l’entre-deux-guerres a-t-elle été source de progrès ?

Le bilan est loin, très loin d’être négatif. Il y a eu des avancées : réduction du temps de travail (48 heures par semaine, 1921), hausses salariales, congés payés (6 jours, 1936), liberté syndicale, contrôle des institutions financières, etc. Mais l’ambiance était si tendue, tellement lourde d’inquiétude, que les progrès étaient vécus comme des dus péniblement conquis, arrachés en des temps peu prometteurs.

Et les problèmes linguistiques ?

Le suffrage universel a procuré au mouvement flamand une force de frappe qui lui manquait. Mais c’est de haute lutte, avec du temps, qu’il a engrangé les points. La flamandisation de l’université de Gand, promise aux lendemains immédiats de la Première Guerre, n’a été réalisée qu’en 1930. D’autres étapes fondamentales ont été franchies mais, à chaque fois, au prix de débats pénibles, tirés en longueur, créateurs d’amertumes génératrices de séquelles sans fin.

Problèmes sociaux, linguistiques, discrédit parlementaire… Décidément, le bilan n’est pas très réjouissant.

Et, de ratage en ratage, l’Europe glisse vers une nouvelle conflagration. L’Allemagne a empilé les succès sans rencontrer l’opposition des grandes démocraties. Le 23 août 1939, au nom des Etats scandinaves et du futur Benelux, Léopold III lance à la radio un appel à la paix. Ce même jour, un pacte de non-agression est signé à Moscou entre le IIIe Reich et l’Union soviétique : Hitler a les mains libres. Le 10 mai 1940, il attaquera la Belgique, la Hollande et le Luxembourg. La fabuliste a dit :  » Hélas ! on voit que de tout temps les petits ont pâti des sottises des grands.  »

Entretien : Pascale Gruber

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