Le grand oral de Jacques Langlois

Le juge d’instruction de Neufchâteau va enfin mettre un point final à la plus longue enquête de sa carrière en la présentant devant le jury populaire d’Arlon. Contre vents et marées, ce Gaumais têtu et discret a mené à bon port un bateau qui menaçait, à chaque instant, de chavirer

Depuis le temps qu’il bondit d’une voiture ou qu’il grimpe les escaliers du palais de justice de Neufchâteau, un dossier sous le bras et un petit sourire accroché aux lèvres, le juge d’instruction Jacques Langlois, 50 ans, devrait être mieux connu des Belges. Or il n’en est rien. Le golfe du Lion, en France, où il passe habituellement ses vacances de Pâques, le grand-duché de Luxembourg qui lui offre un reposant anonymat, Spa-Francorchamps, où il suit les Grands Prix de Formule 1, et bien sûr, son village gaumais, Etalle, lui sont plus familiers que les microcosmes citadins qui font et défont les réputations. Car Langlois, c’est l’antivedette. Une sorte de don Quichotte tiré de sa chère Castille pour accomplir un exploit et retourne ensuite dans son terrier ? Pas si simple. Jacques Langlois a horreur d’être mis sous pression et, outrage suprême, qu’on veuille lui imposer un point de vue qu’il n’aurait pas longuement délibéré – on lui reproche assez son manque de directivité ou de culot. Mais avait-il le choix de ne pas être méticuleux ? Il s’entoure des seuls avis qui comptent à ses yeux : ceux des professionnels qui connaissent un dossier de première main et qui partagent son éthique de réserve, de ténacité et d’indépendance. Une fois sa décision prise, rien ne peut l’en faire dévier : cet homme n’est plus accessible aux états d’âme ou, en tout cas, il s’en rend maître, ce qui creuse chaque jour davantage les plis de son visage au teint mat. Et, comme il n’est pas politique pour un sou, il ne fera pas la petite concession, ne donnera pas le petit coup de téléphone qui lui permettraient d’obtenir le soutien informel ou la compréhension qui lui font parfois défaut à Liège ou à Bruxelles. Pas d’interférences ! Pas de flou sur une ligne nette ! Pas d’arrangement entre grands ! Les seuls conseils ou encouragements bienvenus doivent être à 100 % désintéressés, invisibles.

Rien ne destinait a priori ce Gaumais à devenir le juge d’instruction le plus exposé médiatiquement (et, donc, envié) de Belgique, haï jusqu’à l’abjection par certaines parties civiles et, peut-être, au bout du procès d’Arlon, celui qui incarnera l’honneur de la justice, une sorte de pilier de l’Etat de droit. Fils d’un instituteur de village, il est un  » ovni  » dans sa famille – d’ailleurs, aucun de ses deux enfants ne marche sur ses pas. En réalité, Langlois voulait devenir journaliste sportif, pour pouvoir assouvir sa passion des sports moteurs. Mais son père le convainc sans peine que le droit constitue une formation plus sérieuse, à laquelle il finit par prendre goût. Après ses études à l’UCL, il s’inscrit au barreau d’Arlon. Mais l’homme a horreur de se disperser, géographiquement et mentalement, ce qu’entraîne fatalement le métier d’avocat dans un arrondissement judiciaire aussi vaste et peu peuplé que celui-là. Bon plaideur, avec du fond et de la forme, il est encore plus attaché à sa qualité de vie. En 1993, il est nommé juge au tribunal de première instance de Neufchâteau. En Ardenne, donc. Une Ardenne grise, plus difficile et plus délaissée que les villages ensoleillés de Lorraine où la vigne pousse quelquefois. Une typologie sommaire opposerait aussi Michel Bourlet, le très liégeois procureur du roi de Neufchâteau, le c£ur au bord des lèvres, florentin et fort en gueule, au Gaumais Jacques Langlois, qui déteste se mettre en avant et se méfie des gens bien en place. Quelle que soit la part de ces influences régionales, il s’agit incontestablement d’hommes différents : Bourlet, le joueur de hockey sur gazon, un brin aigri, rejeton d’une famille connue, libérale, entièrement vouée au droit, et Langlois, l’outsider, amateur de sports mécaniques et de modèles réduits – une image forcément réductrice -, ne pouvaient pas s’entendre. Moins pour des raisons de caractère que parce que le second, marquant son territoire, a ravi au premier la figure de proue dans l’affaire Dutroux, que l’influençable Jean-Marc Connerotte, juge d’instruction à Neufchâteau, laissait volontiers à d’autres, parquet et juristes de la gendarmerie. Mais, en Belgique, c’est encore un ma- gistrat du siège, indépendant, enquêtant à charge et à décharge, qui dirige les enquêtes importantes, et non le ministère public, chargé, lui, de la défense des intérêts de la société et dépendant d’une hiérarchie remontant au ministre de la Justice. La rupture intervient très tôt, en août 1996, alors que Jacques Langlois n’est pas encore chargé d’instruire l’affaire Dutroux. Michel Bourlet s’obstine en effet à chercher An et Eefje dans un réseau en Slovaquie, bien que tout indique qu’elles n’ont pas quitté la région de Charleroi. De précieux jours sont perdus, alors que les parents sont transis. Choquant, estime le raide Langlois, toujours attentif à l’aspect social des choses. Lorsqu’il prend ses fonctions, l’incompatibilité s’installe. On ne communique plus que par écrit entre  » celui d’en bas  » et  » celui d’en haut  » (leurs étages respectifs au palais). Langlois ne fait rien pour éviter les coups de l’extérieur. Immergé dans sa communauté rurale, sans rêve aucun de  » distinction « , il n’est pas davantage sensible à l’intimidation populaire qu’exercent des parents d’enfants disparus – les familles Russo, Lejeune et Marchal -, d’autant plus revendicatives qu’elles ont crié dans le désert pendant trop longtemps. Sa porte leur est ouverte, mais il ne court pas après. Ni distant ni insensible, il ne parvient pas à se blinder contre des attaques tellement énormes qu’elles devraient être inaudibles. Cet homme est désespérément humain et désespérément incapable de se lâcher. Mais, dans le contexte d’alors, c’était le seul moyen de rester en place.

Jacques Langlois a accumulé une formidable expérience professionnelle, dans le cocon enthousiasmant d’une équipe d’enquêteurs aguerris, aussi au fait des techniques les plus pointues de la police scientifique que des arcanes de la procédure ou des pièges qu’il faut éviter dans une enquête sous pression. Son instruction terminée, il a déjà réintégré le siège du tribunal, où il officie comme magistrat ordinaire, chargé des saisies. Le  » dossier bis  » (sur d’hypothétiques réseaux) gît dans une armoire, sans inculpés ni faits concrets, ni demandes particulières du procureur du roi pour aller voir plus loin. Ce désordre est une horreur pour un esprit clair et ordonné comme celui de Langlois. Pendant près de huit ans, le juge d’instruction a vécu concentré sur son enquête, en vase clos, harcelé jusque dans son sanctuaire gaumais par une presse déchaînée. Son heure approche : la semaine prochaine, cinq jours durant, il va décrire son travail. Une démonstration implacable qui montrera à quoi diable cet homme secret s’est voué corps et âme si longtemps. A décortiquer une forme de mal absolu, justement. Marie-Cécile Royen

Marie-Cécile Royen

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