Le gentilhomme de la liberté

Tristram Shandy, le chef-d’ouvre de Laurence Sterne. Un millier de pages de circonvolutions littéraires et de plaisir jubilatoire

La Vie et les opinions de Tristram Shandy, par Laurence Sterne. Trad. de l’anglais par Guy Jouvet. Tristram, 937 p.

La Vie et les opinions de Tristram Shandy ne se lit pas d’une traite. Depuis soixante années que je pratique Laurence Sterne, je n’ai pas dépassé les trente ou quarante pages à la fois. Il y en a près de mille dans la nouvelle û et excellente û traduction de Guy Jouvet. La vérité est que ce n’est pas l’ennui qui arrête le lecteur, c’est le trop grand plaisir, la jubilation devant trop de grâce et d’esprit, le désir de poser ce livre pour y rêver, pour rêver à ce xviiie siècle anglais et à son festival d’humour.

De quoi s’agit-il ? Oh, à peine de la propre venue au monde de l’auteur dans des circonstances à la fois normales et tout à fait burlesques. Si l’on aime un roman û ou, plus exactement, une fausse autobiographie û dont l’auteur prend son lecteur par la main pour le mener jusqu’à la fin sans le lâcher, Tristram Shandy est un non-sens, un défi à toute narration. En revanche, quand on aime divaguer, perdre le fil du discours d’un intarissable bavard et, comme le dit Sterne,  » aller d’avant en arrière et d’arrière en avant « , ce livre est un chef-d’£uvre dont les tiroirs s’ouvrent, se ferment, se rouvrent indéfiniment, comme dans ces tourniquets mécaniques dont les personnages apparaissent et disparaissent sans aucune logique.

L’action ? Il n’y en a pratiquement pas, et d’ailleurs il n’y en a pas besoin, chaque personnage û le père, l’oncle, le domestique, le médecin et la mère (en gésine devant l’indifférence générale) û n’étant préoccupé que par ses propres discours. Si un livre peut nous séduire par son décousu, Tristram Shandy est le chef-d’£uvre du décousu dans ce xviiie de la littérature anglaise : Smollett, Swift, Fielding imprégnés de Rabelais. Dans l’absurde, chacun est parfait et solitaire. En fait ou, en tout cas, exceptionnellement, on ne se parle pas, on se parle à soi-même indéfiniment, creusant et recreusant quelques considérations saugrenues sur la guerre et la stratégie, l’entrée dans la ville de Strasbourg d’un voyageur monté sur une mule, la médecine, l’état du mariage et les divers maux qui accablent un enfant à sa naissance et le poursuivent joyeusement jusqu’à sa fin.

Ce papotage tantôt métaphysique, tantôt trivial, toujours étranger à sa propre cocasserie, est brisé par des apartés délirants. Quand le lecteur, tout de même dérouté par cette désinvolture, est près de s’en irriter, Sterne le désarme aussitôt par son sérieux, juste le temps de le calmer et de reprendre une de ces digressions dont il a plein la tête. Il est dommage que, sous le titre, l’auteur n’ait pas ajouté un avertissement :  » De l’art suprême de la digression « . Tout semble bon pour échapper à la ligne droite, y compris la ponctuation inventée par Sterne, de longs tirets qui permettent aux narrateurs de reprendre souffle. Ou bien Sterne, lui-même à bout de verve, traduit les ruminations intérieures du père de Tristram par une série d’astérisques, des lignes  » à peu près droites « , c’est-à-dire complètement tourneboulées. Quant à l’humour, c’est pur chef-d’£uvre à chaque fois :

 » Mon beau-frère, dit la Mère, va épouser Mme Tampon.

û Alors, il ne pourra jamais plus, fit mon père, coucher en travers de son lit de toute sa vie.  »

Pauvre mère de Tristram ! La société anglaise n’était pas tendre pour les femmes  » qui ne savent positivement rien û et c’est là leur malheur û et ne posent même pas de questions « … Si Laurence Sterne s’est délecté de Rabelais, il s’est aussi imprégné de Cervantès et de son Quichotte,  » l’incomparable chevalier de la Mancha, un homme qui, soit dit en passant, est plus cher à mon c£ur, en dépit de toutes ses folies, que les plus grands héros de l’Antiquité « .

N’exagérons tout de même pas, à cela près qu’aux héros de l’Antiquité a manqué l’innocence qui protège les personnages de Sterne de toute sensibilité et absout leur égotisme.

L’éditeur de ce chef-d’£uvre en liberté a pris pour enseigne le nom du héros : Tristram. Il publie à Auch, ce dont il faut le féliciter, comme d’accompagner le livre de cette admirable protestation de Sterne :  » Il faudrait savoir à la fin si c’est à nous autres écrivains de suivre les règles ou aux règles de nous suivre !  »

Par Michel Déon

Tout est bon pour éviter la ligne droite, y compris la ponctuation inventée par Sterne

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