» Le gaz de schiste n’est pas la solution miracle « 

Alors que la tension est forte au Moyen-Orient, François Lafargue, docteur en géopolitique et spécialiste français des matières premières, revient sur les bouleversements énergétiques qui secouent la planète. A l’opposé du consensus des experts, il relativise l’impact de certaines nouvelles ressources.

Le Vif/L’Express : La menace d’une intervention militaire en Syrie et, corollaire, l’instabilité politique dans la région relancent-elles les risques d’une crise énergétique ?

François Lafarque : Je ne crois pas. Les crises précédentes (lors de la guerre du Kippour, en 1973, au moment de la révolution iranienne, en 1979, et lors de la première guerre du Golfe, en 1990) étaient des crises de l’offre. Aujourd’hui, la production n’a jamais été si abondante et, si les cours du pétrole semblent atteindre des sommets, ils restent comparables, en monnaie courante, à ceux constatés lors du deuxième choc pétrolier. Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’épuisement des ressources en hydrocarbures est inéluctable et que nous vivons une transition énergétique. Cette rupture ne sera pas brutale, elle s’étalera sur plusieurs décennies.

Cette phase sera-t-elle douloureuse ?

On voit cette transition énergétique comme une contrainte, mais ce peut être une chance. L’enjeu principal est celui de l’amélioration de l’efficacité énergétique. Il y a aussi des marchés à gagner pour les grandes entreprises. Je pense notamment à Veolia, dans le domaine des transports et du recyclage, mais c’est aussi vrai pour GDF Suez ou Total…

Ces dernières années, l’exploitation des gaz et pétrole de schiste a bouleversé la donne énergétique. Après celles du charbon, au XIXe siècle, puis du pétrole et du nucléaire, au XXe, le monde vit-il une quatrième révolution ?

Je ne parlerai pas de révolution. En fait, il y a deux écoles : d’un côté, les industriels, qui soutiennent qu’il s’agit d’une manne énorme. De l’autre, les écologistes, qui pensent que c’est une catastrophe environnementale. Moi, je suis chercheur : je n’ai pas de position arrêtée. Je dis simplement qu’à ce stade il est trop tôt pour trancher. Ce qu’on peut dire, c’est que les hydrocarbures de schiste demeureront une source d’énergie parmi d’autres, sauf peut-être en Chine ou en Inde, qui ont les moyens de subventionner massivement la production. Méfions-nous des engouements. Le précédent des biocarburants doit nous inciter à la prudence. Il y a quatre ou cinq ans, cette énergie apparaissait comme la solution. Et puis on en est revenus…

Vous paraissez sceptique…

Je dis simplement qu’aujourd’hui trop d’incertitudes demeurent sur la rentabilité des puits exploités et sur les conséquences pour l’environnement. Cette ressource n’est pas non plus inépuisable : dans trente ans, on se retrouvera dans la même situation. Le gaz de schiste n’est pas la solution miracle.

Il a tout de même permis de relancer l’économie américaine…

Certes, l’exploitation de cette énergie a dopé la compétitivité américaine, d’autant que le prix d’extraction du gaz est très faible : de l’ordre de 3 dollars, contre 10 en Europe et 16 en Asie. Maintenant, il faut relativiser. D’abord, l’économie américaine repose essentiellement aujourd’hui sur les services. Ensuite, si relocalisation industrielle il y a, elle s’explique d’abord par l’augmentation des coûts de transport depuis l’Asie, en raison de la hausse des prix du pétrole, et par la progression des salaires chinois.

Depuis juillet 2011, les Etats-Unis sont pourtant redevenus exportateurs de produits pétroliers. C’est une situation inédite depuis 1949. A terme, ils pourraient assurer leur indépendance énergétique. Il se passe quand même quelque chose…

Si les Etats-Unis sont redevenus exportateurs, c’est aussi parce qu’ils consomment moins, du fait de la crise. Et puis, les gaz non conventionnels représentent seulement de l’ordre de 20 % de la production gazière américaine.

Cette nouvelle donne va-t-elle changer la politique extérieure américaine ?

On dit souvent que les Américains, par leur indépendance supposée à l’horizon 2030, pourraient réduire leur présence au Moyen-Orient. Je n’y crois pas. Contrairement à ce qu’on pense, les Etats-Unis dépendent peu de cette région pour leurs approvisionnements pétroliers, 20 % environ. L’alliance avec l’Arabie saoudite remonte ainsi à 1945, avant même que les Américains soient importateurs de pétrole. Leur présence, aujourd’hui, est liée à d’autres raisons : ménager les investisseurs du Golfe, dont les capitaux sont largement placés outre-Atlantique ; sécuriser l’approvisionnement de ses alliés et clients, comme le Japon et l’Inde – qui achètent 80 % de leur pétrole au Moyen-Orient -, la Corée du Sud ou encore l’Europe. Sans compter le lien privilégié avec Israël… Je suis convaincu que les Américains resteront très attentifs à la situation dans le Golfe.

Vous ne parlez pas de la Chine…

Je ne l’oublie pas. Mais l’équilibre sino-américain est subtil. L’empire du Milieu est le premier créancier des Etats-Unis et les Américains ont besoin d’une Chine forte, avec une croissance régulière. En 2009, d’ailleurs, au moment de la crise, ils se sont tournés vers Pékin, pas vers l’Europe. En même temps, je ne suis pas persuadé que les intérêts des deux pays dans le Golfe sont toujours convergents, notamment à propos de la question iranienne. Certes, la Chine n’est pas un fervent partisan des mollahs. Mais Pékin n’a pas intérêt à ce que les Etats-Unis installent un régime qui leur soit trop favorable : ce serait donner aux Américains la clé du Moyen-Orient, mais aussi de l’Asie centrale, qui, ensemble, concentrent la moitié des réserves mondiales de pétrole.

Au-delà, quelle stratégie énergétique la Chine poursuit-elle ?

En Chine, l’énergie est d’abord une question politique. Si, demain, les approvisionnements sont interrompus, ou si l’énergie devient trop chère, le pays perdra sa compétitivité : cela signifie du chômage et, donc, de la contestation. Pour le régime, c’est une question de survie. Aujourd’hui, il faut savoir que l’empire du Milieu est le deuxième consommateur mondial de pétrole et sera le premier importateur dès 2014. Il importe déjà 58 % de sa consommation, et cette proportion passera probablement à près de 80 % en 2030. Après avoir privilégié les investissements dans des Etats soumis à des sanctions internationales, comme le Soudan, la Libye ou l’Iran, afin d’obtenir des conditions contractuelles plus avantageuses, les groupes chinois ont prospecté en Afrique, en Amérique latine et en Asie centrale, pour acquérir des droits d’exploitation de gisements d’hydrocarbures. Ils ont aussi multiplié les acquisitions de concurrents, notamment au Canada et en Argentine. A présent, l’hypothèse qu’ils lancent une OPA sur une  » major  » occidentale ne me paraît pas du tout irréaliste.

Le développement du nucléaire est aussi devenu une de leurs priorités…

Oui, même si le nucléaire en Chine ne représente encore que 0,5 % de la production d’électricité, faute de compétences et de technologies. La catastrophe de Fukushima n’a pas du tout ralenti leurs projets : 17 réacteurs fonctionnent déjà, 28 sont en construction, et plusieurs autres sont planifiés à l’horizon 2030. Pour nous Européens, c’est une aubaine.

Disposent-ils aussi de réserves de gaz de schiste ?

Ils possèdent les premières réserves mondiales ! Deux hypothèses : soit ils renoncent à les exploiter, du fait de la complexité de l’entreprise (leurs réserves se situent dans le centre-nord du pays, où les ressources en eau sont rares); soit ils investissent massivement pour mettre en valeur leurs gisements. Ils en ont les moyens. Et là, ça change tout.

Dans ce cas, et compte tenu des choix américains en la matière, certaines rentes, comme celles des pays exportateurs de pétrole, ou de la Russie, ne sont-elles pas menacées ?

C’est incontestable. La Chine achètera, par exemple, moins de gaz à l’Australie, au Qatar et, surtout, à la Russie, qui était pressentie pour devenir un fournisseur important. Dès 2012, devant la Douma, Vladimir Poutine reconnaissait que le gaz de schiste constituait un  » grave défi  » pour le pays. Mais attention, par rapport à l’ampleur des gisements de schiste, la part effectivement exploitée reste mineure. On reste donc bien dans une perspective…

Finalement, on s’attendait à un nouveau millénaire  » décarboné « . Puis la crise financière, Fukushima et le boom des gaz de schiste ont tout chamboulé.

Il est vrai qu’on n’a jamais consommé tant de pétrole et de charbon, du fait de la montée en puissance des pays émergents. Cela traduit leur développement économique, et il est délicat de le leur reprocher : je ne crois pas que l’Occident se soit montré plus scrupuleux du temps de son essor industriel. Surtout, les émergents produisent ce que nous consommons. Difficile de leur jeter la pierre.

Les évolutions énergétiques récentes peuvent-elles être sources de conflits, comme ce fut le cas par le passé avec le pétrole ?

En fait, historiquement, l’énergie a rarement été le déclencheur unique de guerres, même au Moyen-Orient ! Il ne faut pas avoir une interprétation purement économique des conflits. Dans les récents drames, comme le génocide au Rwanda, les conflits au Kosovo ou en Bosnie, il n’y a pas d’intérêt énergétique ! Même dans les deux guerres en Irak, en 1990 et en 2003, le but des Etats-Unis était moins de s’approprier le pétrole que de garantir qu’il serait bien livré à ses principaux clients et alliés.

Propos recueillis par Bruno Abescat et Benjamin Masse-Stamberger

 » L’énergie a rarement été le déclencheur unique de guerres  »

 » La Chine sera le premier importateur mondial de pétrole dès 2014  »

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