LE FESTIN DE VLADIMIR
S’il était né joyeux, Vladimir Poutine aurait de bonnes raisons de faire la fête. L’élection du nouveau président géorgien, Guiorgui Margvelachvili, le 27 octobre, met fin à la carrière du bouillant Mikhaïl Saakachvili, dont toute l’action fut sous-tendue par la volonté de s’affranchir – naïvement et fort maladroitement – du géant russe. Non seulement Margvelachvili vient d’être élu triomphalement, mais, en tant qu’ennemi juré de son prédécesseur, il a fait campagne en promettant de » faire baisser la fièvre » avec la Russie. Double désaveu pour Mikhaïl, objet d’un discrédit continuel depuis l’offensive de l’armée géorgienne en Ossétie du Sud, en août 2008, qui se résume rétrospectivement en un piège aveuglant tendu par Poutine.
Margvelachvili est un philosophe sans expérience politique et peu connu du grand public ; il faut bien cela pour accepter le parrainage qui est le sien, celui de l’ancien Premier ministre Bidzina Ivanichvili, l’homme fort qui a achevé Saakachvili. Le même Ivanichvili présente un pedigree impeccable aux yeux de Moscou. Oligarque ayant fait fortune en Russie, il est l’homme le plus riche du pays, entretient les meilleurs rapports avec ses homologues russes tout en brandissant le nationalisme géorgien et se propose de relancer l’économie sans trop heurter les puissants intérêts moscovites. Un schéma impeccable du point de vue de Poutine, dont l’entourage a de quoi pavoiser : après la célèbre photo montrant un Saakachvili aux abois en train de mordiller sa cravate, on rit maintenant de celle de Margvelachvili en train de tricoter des chaussettes. Deux clichés pour une réalité unique : à marches forcées, la Russie poutinienne recompose une sphère d’influence qui relie Catherine II à l’URSS, mais aussi, et surtout, recouvre une masse gigantesque d’intérêts stratégiques et financiers.
A toutes les frontières occidentales de la Russie, cette réalité crève les yeux. Le recul prévisible de l’influence occidentale en Géorgie se conjugue à des calculs bien précis de la part du Kremlin. Ce n’est pas par hasard que les troupes russes présentes en Ossétie du Sud placent des barbelés, en territoire géorgien, à proximité directe de l’oléoduc Bakou-Soupsa, qui achemine des hydrocarbures de la mer Caspienne vers la mer Noire : grignotage destiné à envoyer un message menaçant aux compagnies pétrolières occidentales comme aux autorités géorgiennes, afin d’inciter ces dernières à négocier une » normalisation » avec la Russie. Car Vladimir voit loin, très loin, et, pour tout dire, défie l’Europe. Afin d’établir un contrepoids à la puissance économique de la Chine, il ambitionne de forger une Union eurasienne, regroupant pour l’heure le Kazakhstan et la Biélorussie, mais également, à court terme, l’Arménie, les républiques d’Asie centrale… et même l’Ukraine. Un théoricien du parti présidentiel Russie unie a évoqué l’extension, dans un second temps, à la Bulgarie, à la Hongrie, à la République tchèque, au Vietnam, à Cuba, à la Mongolie… De quoi concurrencer directement l’Union européenne et, selon Poutine lui-même, réunir » les meilleures valeurs de l’Union soviétique « . Premier otage de ces exercices pratiques, l’Arménie (tributaire de l’appui militaire russe dans le conflit qui l’oppose à l’Azerbaïdjan, au Karabagh), qui a été mise en demeure par Moscou de préférer l’union douanière russe aux accords de libre-échange qu’elle négociait depuis quatre ans avec l’Union européenne. Au-delà, c’est tout le » partenariat oriental « , lancé par l’UE en 2009 (excellente initiative de la Pologne et de la Suède) pour se rapprocher de six pays limitrophes (Biélorussie, Moldavie, Ukraine, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan), que Poutine veut carrément réduire à néant en cette fin d’année 2013. La position de l’Ukraine, qui fait l’objet d’une pression soutenue, sera à cet égard déterminante ; sans elle, Poutine devra restreindre ses prétentions. A suivre… Qu’on le veuille ou non, l’Europe est redevenue pour la Russie une ligne de front.
par Christian Makarian
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