» Le fantôme de Staline hante toujours les Russes « 

Historien britannique, Orlando Figes est l’auteur de plusieurs livres fondamentaux sur l’histoire de la Russie. Son dernier opus, Les Chuchoteurs (Denoël), est inoubliable. D’autres chroniqueurs de la vie en Union soviétique sous Staline ont mêlé, avant lui, le récit des grands événements et les trajectoires personnelles de quelques contemporains, célèbres ou anonymes. Mais personne n’avait décrit avec autant de finesse comment le système a tenté d’abolir la vie privée – la famille, les croyances, les relations d’amitié… Les Chuchoteurs est un livre d’histoire orale, composé à partir de plusieurs centaines d’interviews. C’est un monument littéraire, précis et bouleversant, qui rend hommage aux millions de victimes du stalinisme, souvent morts sans sépulture. Et qui place, en son cour, les survivants – la Russie elle-même.

Il existe de nombreux livres d’histoire sur la période stalinienne en Union soviétique. En quoi votre projet est-il différent ?

J’ai cherché à comprendre comment le régime stalinien avait affecté chaque individu dans sa sphère intime, en particulier les relations entre mari et femme, entre parents et enfants. Pouvait-on avoir une vie privée dans un appartement communautaire, où la moindre conversation était épiée ? Quels non-dits, quels mensonges, quels compromis moraux façonnaient le quotidien ? Et quelles traces subsistent, aujourd’hui encore, de cette expérience ? Il était impératif de recueillir des témoignages et de les sauver de l’oubli, car les générations qui ont connu le règne de Staline sont en voie de disparition. Avec des membres de l’association historique Memorial, nous avons dressé une liste de plus de 1 000 volontaires pour être interviewés, puis nous en avons retenu environ 450. Il y avait urgence. Depuis lors, beaucoup sont décédés.

Comment est née cette idée ?

Dans les années 1980, étudiant sans le sou à Moscou, je cherchais des témoins de la guerre civile russe, entre 1917 et 1923, sur laquelle portait mon doctorat. Ayant fait connaissance de six ou sept familles, j’ai été frappé par l’extraordinaire chaleur et l’hospitalité dont faisaient preuve mes interlocuteurs. La sphère privée des Russes ne ressemble en rien à la grisaille et à l’austérité de leur espace public. De même, quand ils évoquent le passé familial, leurs récits sont souvent éloignés de ce qui transparaît dans les livres. Il y avait là une mémoire collective – une somme de mémoires individuelles, plutôt – qu’il fallait conserver. Pendant un an et demi, j’ai ainsi fait le tour de mes connaissances afin d’interviewer des personnes âgées, qui ont souvent accepté, par ailleurs, de me confier des lettres ou des photos anciennes. Ce n’était pas une approche très scientifiqueà Dès que j’ai reçu l’appui financier de deux philanthropes britanniques, je me suis associé à Memorial, qui disposait de relais en province et interrogeait déjà des rescapés du goulag. Avec l’aide de plusieurs volontaires, j’ai réorienté les questionnaires dans un sens plus personnel.

Les témoins sont-ils représentatifs de l’ensemble de la société ?

Nous avons cherché à diversifier le plus possible les origines économiques et sociales des personnes interrogées. Il était important, aussi, que les entretiens soient appuyés par des documents écrits. Mais cela n’a pas toujours été possible. Dans les régions traditionnelles d’exil, loin de Moscou, de nombreuses familles n’ont aucune trace de la vie de leurs ancêtres avant l’arrestation et la déportation. Certains ignorent jusqu’au nom de leurs parents. Pour un historien, c’est un handicap considérable. Mais, dans un projet de ce genre, on est obligé de faire des compromis.

Comment avez-vous procédé ?

La chose la plus importante, c’est d’établir une relation de confiance et d’accepter de retourner voir la personne une deuxième ou une troisième fois, voire davantage. Mon travail consistait aussi à mettre en lumière d’éventuelles contradictions. La plupart des Russes gardent une image floue de ce qui s’est passé. Ils ont été traumatisés. Les histoires, passées de génération en génération, sont souvent déformées. Surtout, la plupart de nos interviewés avaient moins de 20 ans en 1937, lors de la Terreur. Peut-être ignorent-ils que leur père, à l’époque, était un bolchevique de haut rang ? Il faut les aider à y voir plus clair, avec l’appui des archives officielles. Je me souviens d’une femme qui a toujours cru que son père avait été volontaire pour travailler comme ouvrier du bâtiment dans un goulag. En réalité, il avait été arrêté à plusieurs reprises, dans les années 1920-1930. Puis il est resté en Sibérie. C’était fréquent : par manque de moyens, de nombreux anciens déportés ne sont jamais rentrés chez eux.

Quand avez-vous réalisé ces entretiens ?

Entre 2003 et 2006. Sous Boris Eltsine, dans les années 1990, après l’implosion de l’Union soviétique, le climat politique incitait les uns et les autres à parler du passé. Etre reconnu comme une victime de la répression entraînait une petite augmentation de sa pension de retraite et un minimum de reconnaissance officielle. Nous avons profité, avec un peu de retard, de cette atmosphère nouvelle. Aujourd’hui, en revanche, la période est au déni. Il n’y a plus d’espace public pour exprimer sa souffrance, son traumatisme, ses questions sur le passé. Tout cela reste sans réponse. Pour les dirigeants actuels, Staline apparaît comme un grand leader, malgré ses erreurs : c’est l’homme qui a gagné la guerre contre Hitler et permis de libérer l’Europe. Les passages critiques contre Staline ont été supprimés des manuels scolaires. Les Russes doivent être fiers de leur histoire. La société reste dans le non-dit et, au fond, cela lui convient plutôt bien. Pour survivre pendant la période soviétique, déjà, il était important de ne pas poser de questions. Les Russes ne sont pas encouragés à interroger leur mémoire et à questionner certains aspects peu glorieux de l’histoire nationale. Les effets de cette situation sont largement répandus dans la culture politique du pays. L’agressivité caractéristique des échanges entre la Russie et la Géorgie ou l’Ukraine s’explique en partie par l’incapacité des Russes à explorer leur propre histoire. Le fantôme de Staline les hante toujours.

Lors de sa mort, le 5 mars 1953, d’anciens déportés du goulag pleurent de tristesse. Comme s’ils vénéraient, eux aussi, le dictateur. Les valeurs et les idées du régime soviétique ont-elles été intériorisées par ses propres victimes ?

Souvent, oui. Beaucoup d’enfants de déportés ont cherché à adhérer au Parti. D’autres ont voulu prouver leur loyauté en devenant informateurs. Pour l’historien, la difficulté est de taille : victimes et zélateurs se confondent. C’est toute la force du système. Nés dans cet environnement, les uns et les autres ont appris à en respecter les règles. Il ne s’agit pas seulement de composer avec le régime, ou de croire ce que disent ses leaders. Seul le système pouvait donner à l’individu sa dignité.

Au-delà des victimes directes de la répression, vous évoquez les Soviétiques en général.

Tous les habitants de l’URSS, jusqu’aux hautes sphères de l’Etat, vivaient plus ou moins dans la peur. Sous Staline, quelque 25 millions de personnes ont été victimes de la répression : leurs biens saisis, ils ont été déportés vers le goulag et parfois fusillés. En 1940, cela représente environ 1 habitant sur 8, soit près de 2 familles sur 3. Je crois qu’il serait difficile de trouver une famille, en Russie, dont aucun membre n’a été touché. Tout le monde n’est pas arrêté, mais chacun est affecté par la répression et la peur ambiantes. A bord d’un autobus, on évite de parler nommément d’autres gens. Les enfants s’abstiennent de discuter, à l’école, des croyances religieuses de leurs parents. Une femme nous a expliqué qu’elle avait cessé d’aller aux toilettes, de peur de s’essuyer avec un papier journal sur lequel risquait de figurer le nom de Staline. Et tout le monde dort mal, dans la crainte que la police politique vienne frapper à la porteà Pour survivre, il faut se murer. Antonina Golovina a vécu durant vingt ans auprès de son mari sans jamais lui avouer que sa famille avait été déportée ; une vingtaine d’années après leur séparation, elle apprend par hasard que cet homme venait, lui aussi, d’une famille persécutée. Elle-même attend le milieu des années 1990 pour en parler à son tour à sa filleà Or Antonina s’était construit une nouvelle identité grâce à de faux papiers. Elle a même adhéré au Parti communiste dans les années 1960.

L’un des principaux personnages de votre livre est Constantin Simonov. Qui était-il ?

Son histoire permet de comprendre comment certains individus ont pu devenir à la fois victimes et auteurs de la répression. Simonov est né en 1915 dans une famille de nobles. Pendant son enfance, après l’arrestation de ses proches, il survit en gommant ses origines aristocratiques et se mue en écrivain prolétaire. En 1934, Simonov écrit de la  » prose révolutionnaire « . Alors que des membres de sa famille sont arrêtés les uns après les autres, il écrit des poèmes à la gloire de Staline et des grands travaux de l’époque, en Sibérie, réalisés par les prisonniers du goulagà Ses poèmes d’amour, durant la Seconde Guerre mondiale, ont inspiré des films. En 1945, il est l’écrivain préféré de tout le monde, Staline inclus. Le voilà catapulté à la tête de l’Union des écrivains – un organisme qui contrôle, de fait, tout ce qui s’écrit. Pendant la campagne antisémite, à partir de 1947, Simonov doit dénoncer plusieurs de ses amis proches. Cela le contrarie : il n’est pas antisémite et son épouse est d’origine juive. Mais il dénonce quelques écrivains, comme on lui demande de le faire, et, comme il a mauvaise conscience, il leur vient en aide financièrement. A la fin des années 1970, il écrit ses Mémoires et explique à quel point il a honteà Cet homme-là n’est pas mauvais. Simonov a assimilé les valeurs de son milieu aristocratique d’origine – le devoir civique, l’importance de l’obéissance – et il les a perverties au service du régime. Il a été avalé par le système. Mais qui sait, au fond, comment chacun de nous réagirait dans des circonstances identiques ?

Quel accueil ont reçu Les Chuchoteurs ?

Le livre a déjà été traduit en 22 langues, mais pas en russe. Grâce à une subvention venue d’Allemagne, un éditeur scientifique, à Moscou, devrait en principe en tirer 1 000 ou 2 000 exemplaires.

Votre livre est dédié à votre mère, née Eva Unger à Berlin en 1932,  » et à la famille que nous avons perdue « . Ce passé explique-t-il, en partie, votre motivation ?

Je descends de juifs allemands, survivants de la Shoah. Cette expérience m’a poussé à m’interroger : comment la peur de la répression se transmet-elle de génération en génération ? Je me souviens des silences, en particulier dans la maison de mes grands-parents. Ma mère a grandi au sein d’une famille qui a subi des traumatismes graves, et cela explique sans doute pourquoi elle a élevé ses enfants comme elle a choisi de le faire. La Shoah a aussi amené ma grand-mère à se faire baptiser et à s’exprimer en anglais d’une manière si parfaite que personne ne pouvait deviner ses origines étrangères. Au-delà de mon expérience personnelle, j’étais décidé à donner la parole à ces voix qui étaient menacées par l’oubli. Evoquer les victimes directes du goulag, comme l’a fait Soljenitsyne, c’est très bien. Mais la plupart sont morts ou disparus. Or la société tout entière a été traumatisée : les rescapés, bien sûr, mais aussi les femmes et les enfants restés à la maison, les voisinsà Personne ne s’était jamais intéressé à eux. Les Russes ne s’en rendent pas toujours compte, mais ils vivent encore sous le règne de la peur. Les survivants du stalinisme n’ont pas reçu toute l’attention qu’ils méritent. C’est ma grande déception : le sujet suscite trop peu d’intérêt en Occident, surtout aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Nous sommes obsédés par la Shoah. Les autres catastrophes du xxe siècle ne nous interpellent pas assez.

Propos recueillis par marc epstein Photos : kalpesh lathigra pour le vif/l’express

 » Sous Poutine et Medvedev, la période est au Déni. Il n’y a pas d’espace public pour exprimer sa souffrance, ses questions sur le passé « 

 » évoquer les victimes du Goulag, comme Soljenitsyne, c’est bien. MAis toute la société a été traumatisée « 

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