Le drame du clan Trintignant

Depuis un demi-siècle, la famille Trintignant est présente sur nos scènes et sur nos écrans. Le décès de Marie, causé par la violence de Bertrand Cantat, qu’elle aimait, soulève une profonde émotion car il touche toutes les générations. Retour sur une tragédie

(1) La Passion tranquille, par Jean-Louis Trintignant. Entretiens avec André Asséo. Plon.

De Shakespeare, dont le génie depuis toujours l’éblouit, Jean-Louis Trintignant, l’âge venant, voulait jouer Le Roi Lear. Prémonition ? Ce n’est pas le théâtre qui lui a offert ce rôle, mais la vie, avec la fin tragique de sa fille Marie. Il l’aimait, en effet, comme Lear aime Cordélia.  » Ce n’est pas parce qu’elle est ma fille, mais c’est quelqu’un d’extraordinaire « , disait-il dans La Passion tranquille, son livre de souvenirs publié en 2002 (1).

On l’imagine donc, aujourd’hui, chef de clan plus que jamais reclus dans sa maison d’Uzès, laissant percer sa douleur avec les mots du vieux roi shakespearien :  » Hurlez, hurlez, hurlez, hurlez !… Oh ! vous êtes des hommes de pierre ; si j’avais vos voix et vos yeux, je m’en servirais à faire craquer la voûte de vos cieux… Oh ! elle est partie pour toujours !… Je sais quand on est mort et quand on est vivant : elle est morte comme l’argile…  » On l’imagine encore, devant le corps de Marie, brisée par les coups de son compagnon Bertrand Cantat, le chanteur du groupe Noir Désir, et déjà passée de l’autre côté du miroir. Mourir d’aimer ! Jean-Louis serré contre Nadine, qui fut sa deuxième femme et avec qui il avait déjà connu le drame de perdre un enfant, Pauline, trouvée morte dans son berceau un matin romain, pendant le tournage en 1970 du Conformiste, de Bernardo Bertolucci. Oui, on imagine le désespoir de cette famille et de cet homme qui, au détour de ses Mémoires, a écrit à propos des effets néfastes de la Nouvelle Vague :  » Enfin ! tout cela n’est pas bien grave à côté de la mort d’un enfant.  »

Le drame du clan Trintignant nous touche parce qu’il a l’universalité des drames de Shakespeare. Et parce que nous découvrons, soudain, que nous vivons avec cette famille depuis un demi-siècle. Qu’elle ne fait pas simplement partie du spectacle people, avec ses passions et ses folies, mais qu’elle appartient aussi à notre histoire. Nous entretenons avec eux, à travers le théâtre, le cinéma et la télévision, une relation si suivie qu’elle en est devenue intime : leurs vies scandent les nôtres, leurs pièces et leurs films sont des marque-pages dans le livre de nos cinquante dernières années. Et puis il y a la symbolique de cette mort. Cette violence entre deux êtres incarnant cette société du spectacle qui envahit tout.

Sombre 6 août au Père-Lachaise, jour des obsèques de Marie et de la Transfiguration. Une fois encore, la tribu est réunie, frappée par tant de drames.  » Je crois qu’on ne peut connaître le bonheur si on ne connaît pas son contraire « , a écrit Jean-Louis (1). Mais la mort de Marie, c’est le mal absolu, celui déjà connu avec Pauline, le viol de l’ordre des choses, l’enfant qui s’en va avant ses parents. C’est aussi la colonne vertébrale du clan qui se brise. Marie écrivait et jouait avec sa mère. Elle avait fait remonter son père sur scène pour interpréter avec elle Comédie sur un quai de gare, de Samuel Benchetrit, ou lire Les Poèmes à Lou, de Guillaume Apollinaire. Depuis quarante ans, elle était l’âme et la muse de la tribu.

Une vie très simple et très compliquée

Marie est née le 21 janvier 1962 à Paris et, à 41 ans, elle avait déjà derrière elle une longue carrière, commencée, à l’âge de 4 ans, celui des enfants de la balle, aux côtés de son père, dans Mon amour, mon amour. Mais elle est vraiment née actrice en 1978 dans Série noire, un beau film d’Alain Corneau, où elle jouait, avec Patrick Dewaere, une jeune femme emmurée dans le silence. Un mutisme qui l’avait elle-même submergée au moment de la mort de sa petite s£ur Pauline et avait duré plusieurs années. Le cinéma avait été une forme de libération et de renaissance pour cette femme tumultueuse, qui eut quatre enfants û quatre garçons (Roman, 17 ans ; Paul, 10 ans ; Léon, 7 ans ; Jules, 5 ans) û de trois hommes différents (le batteur du groupe Téléphone Richard Kolinka, le comédien François Cluzet, le metteur en scène et auteur Samuel Benchetrit).  » Il faut un certain courage pour assumer cette responsabilité, écrit son père (1). Elle a vécu deux ou trois ans avec chacun, passionnément, elle n’a jamais menti ou trompé ses compagnons, et, lorsque ça n’allait plus, ils se quittaient. Elle vivait seule, puis rencontrait quelqu’un d’autre. Aujourd’hui, elle est mariée, pour la première fois, avec Samuel, une merveille d’homme. Marie a toujours eu une vie pure, honnête, très simple et très compliquée ! Elle a toujours vécu comme elle le désirait, tout en se comportant extrêmement bien.  »

Sa manière d’être dans la vie, à la fois sage et marginale, toujours entre bonheur et orage, transparaît dans deux réponses aux questions du magazine Première en juillet 2002.  » Votre dernière histoire vraie ? û Je m’assieds sur le siège du dentiste. Je lui prends les couilles de la main droite et je l’implore : ôOn va pas se faire du mal tous les deux ? » û Votre dernier bonheur ? û J’apprends à chanter. Cela me défonce, me régale, m’emplit de calme.  » Ces quelques mots sonnent, à présent, d’une manière étrange, car ils disent la trajectoire qui l’attend avec le dernier homme de sa vie : Bertrand Cantat. Le chant, la défonce, le plaisir et maintenant le calme de la mort : avec le chanteur du groupe Noir Désir, tout devient désir et tout devient noir. Marie rejoint avec lui le destin de celle qu’elle a interprétée dans le prochain film de Samuel Benchetrit, la chanteuse Janis Joplin.  » Elle mêle la joie et le désespoir, disait-elle, l’excellence et la contradiction.  » C’est en travaillant ce rôle, l’année dernière, qu’elle tombe amoureuse du leader du groupe Noir Désir. Un amour fou et une rencontre singulière entre le monde Trintignant, plus rebelle qu’on ne l’imagine, et la planète rock, incarnation quasi institutionnelle de la révolte contre l’ordre établi. Avec le recul, on se dit que ce drame était préécrit et devait finir avec ces  » hématomes crochus  » que Noir Désir chantait dans Les Ecorchés, en 1989. L’un des textes de ce premier album, signé Cantat, s’appelle Sweet Mary et les paroles d’un autre titre font frémir :  » Sous les draps / Trop blancs / L’auréole / Grandit / C’est le sang / Et Marie / A les yeux qui brillentà  » Ce prénom, Marie, comme une obsession depuis les débuts du chanteur. Marie, qui, comme Bertrand Cantat, aime opposer la liberté à la morale bien-pensante. Voilà pourquoi, aussi, elle aimait Colette, son dernier rôle, dans un téléfilm qu’elle avait écrit avec sa mère, Nadine, et qu’elle achevait de tourner à Vilnius, en Lituanie.

Cantat a la beauté des rebelles, mélange de force brute et de poésie. Il est de la génération de Marie Trintignant. Né le 5 avril 1964 à Pau, fils de militaire, guitariste, parolier, il débarque sur la scène du rock français en 1987, à Bordeaux, leader d’un groupe dont le nom est en soi un slogan. Noir Désir comme les mots des chansons qu’écrit Cantat :  » écorchés vifs « ,  » sang et vices « ,  » expérience des limites « ,  » de l’os après la chair « ,  » de l’acide au rabais « , un vocabulaire entre pathos et révolte, un refus du politiquement correct si convenu qu’il en devient parfois banal, avec des phrases du genre :  » Le consensuel et le politiquement correct me font gerber.  » Mais aussi un vrai talent qui passe par la voix et le charisme de Bertrand Cantat, un son énorme, une carrière qui prend des chemins de traverse pour ne pas se faire piéger par le système des majors discographiques. En cinq albums et pas mal de concerts, interrompus lorsque la voix de Cantat s’est cassée au cours d’une tournée en 1992.

Que la trajectoire de Bertrand Cantat ait croisé celle de Marie Trintignant n’a, au fond, rien de surprenant. Affaire de caractère, d’électricité chez ces personnages doubles, l’un et l’autre entre noir et désir. Malgré les chansons étranges de Cantat, le pire n’était pas pour autant assuré. Rien dans sa vie ne pouvait laisser prévoir qu’il sombrerait dans cette furie assassine. Son passé judiciaire est sans tache. Il ne voulait pas tuer, il le clame et on voudrait le croire, mais, comme le dit Me Georges Kiejman, l’avocat de la famille Trintignant,  » les faits sont têtus  » : ce sont bel et bien les coups que Bertrand Cantat a donnés à Marie qui ont provoqué la mort, dans cette nuit lituanienne du 26 au 27 juillet, de celle qu’il aimait. Tuer d’aimer ? Mourir d’aimer ? Peu à peu la vérité se fait jour. Brutale et toujours incompréhensible quand la violence tourne à la sauvagerie. Rien ne la laissait pourtant prévoir ce samedi soir à Vilnius. Le tournage du téléfilm sur Colette se termine et l’équipe a décidé de fêter ça autour d’un verre. Une sorte de réunion de famille, car une bonne partie du clan Trintignant est là. Nadine et Marie, qui ont cosigné le scénario, Nadine qui réalise, Marie qui tient le rôle de Colette, mais aussi, premier assistant sur le tournage, Vincent Trintignant, le frère de Marie, fils de Nadine et de Jean-Louis, et Roman, le fils aîné de Marie, qui interprète Bertrand de Jouvenel, le jeune amant de la romancière. Il est environ 22 heures quand Marie et Bertrand quittent cette petite fête pour se rendre chez Andrius, un ami lituanien. Là commence leur dispute : Cantat a découvert un SMS de Samuel Benchetrit envoyé à 18 heures sur le portable de Marie et ne supporte pas cette dernière phrase du message :  » Je t’embrasse, ma petite Janis.  » A sa colère Marie Trintignant n’oppose qu’un silence qui calme les choses. Puis, vers minuit, passants redevenus tranquilles dans la nuit très chaude de Vilnius, ils regagnent leur hôtel, le Domina Plaza Luxury, troisième étage, chambre 35. Nul ne sera témoin direct de la suite.

Réalisée le vendredi soir 1er août à Paris, après le décès de Marie à la clinique Hartmann de Neuilly, où sa famille l’a fait rapatrier la veille, l’autopsie est formelle : Bertrand Cantat a roué le visage de sa victime de coups, comme en témoignent plusieurs fractures du nez. La gifle que Cantat dit avoir donnée, et qui aurait provoqué une chute mortelle, n’est plus crédible depuis l’examen des médecins légistes. Tout devient noir dans cette histoire d’amour commencée un an plus tôt et dans laquelle Bertrand Cantat s’était jeté avec passion, au point de quitter sa femme, qui venait de donner naissance à une petite fille. Tuer d’aimer. Cantat sait-il qu’il a commis l’irréparable ? Est-il sous l’emprise de l’alcool ou d’une drogue ? A-t-il perdu la tête parce qu’il vient d’apprendre aussi que Marie envisage de passer des vacances en août avec Samuel Benchetrit et leurs enfants, comme le dit un de ses proches ? Le monde fusionnel des Trintignant, dans lequel on ne se quitte pas vraiment lorsqu’on se sépare, le dépasse-t-il, lui qui a tout quitté pour Marie ? Pour en arriver à cette violence sans retenue, à cet affrontement tellurique, il faut que la rage soit venue des profondeurs de lui-même, d’une passion et d’une jalousie insoutenables. Tout se déroule entre minuit et 1 heure du matin, dans cette suite 35 dont les fenêtres sont ouvertes et les rideaux tirés. Des éclats de voix alertent la réceptionniste mais aussi Gary Tuck, un cinéaste qui réside dans l’hôtel. L’un et l’autre s’inquiètent du vacarme. Comme le couple ne répond pas au téléphone, la réceptionniste se rend au troisième étage. Elle frappe à la porte.

Cantat ouvre, s’excuse et promet que le bruit va cesser. Il tient parole car le drame est déjà noué. Les couloirs du Domina Plaza retrouvent un calme apparent. Plus tard, vers 1 h 45, au milieu de cette nuit noire et lourde comme un crime, il téléphone à Samuel Benchetrit, le réveille, parle de la querelle, confie que ça ne va pas, qu’il s’est emporté, sans rien dire de l’état réel de Marie. Il se plaint qu’elle est trop prise par son métier et reproche à Benchetrit d’entretenir une relation équivoque avec elle. L’écrivain l’apaise et raccroche, sans avoir le sentiment qu’il a eu affaire à un homme ivre, persuadé que tout est rentré dans l’ordre. Les minutes et les heures, alors, filent. Fatales. Vers 5 heures du matin, Vincent Trintignant, que Cantat a appelé, vient frapper à la porte de leur suite et découvre sa s£ur endormie sous une couverture dans l’obscurité. En fait, inanimée, elle agonise. Ce n’est que deux heures et demie plus tard que Vincent, en allumant, aperçoit le visage tuméfié de Marie. Il réalise la gravité de la situation et se précipite à la réception pour demander une ambulance de toute urgence.

On sait la suite. L’hôpital, les deux opérations, l’hospitalisation sous haute surveillance de Cantat, le rapatriement de Marie car ses parents veulent qu’elle s’éteigne à Paris. Quant à Bertrand Cantat, placé en détention à Vilnius jusqu’au 14 août, il voudrait être jugé en France, où la juge Nathalie Turquey, assistée de la brigade criminelle, a été saisie du dossier et espère obtenir rapidement son extradition. Noir Désir désintégré en une nuit et un mythe qui se brise. Celui d’un groupe qui a trouvé son nom dans un poème de James Joyce et qui mélangeait le rock alternatif libertaire dérivé du punk à un romantisme enfiévré et littéraire qui trouvait sa source chez Rimbaud, Lautréamont et Maïakovski. Des tubes énormes et des ventes records : 1 million d’exemplaires pour l’album Des visages des figures qui contient la chanson Le vent nous portera. Noir Désir était devenu un phénomène de génération, entre musique et politique. Le désarroi de ses fans est donc à la mesure de son succès.

La tragédie sied aux âmes sombres. Dans celle qu’il vit, Bertrand Cantat rejoint la plongée aux enfers de Jim Morrison, le chanteur des Doors, l’un de ses maîtres. Mais comment vivre maintenant ? Le rock français a son ange noir, son révolté au destin bousillé, son icône satanique, sa star sordide, inscrite dans la liste noire du désir à en tuer.

Marie Trintignant avait-elle deviné que le nouvel homme de sa vie était double ? Les artistes sont différents de nous parce que leur sensibilité leur ouvre des mondes que nous ne savons qu’approcher. Ils s’y risquent, jusqu’à parfois se brûler. Marie Trintignant, elle-même, appartenait à cette catégorie d’acteurs qui ne se donnent pas de limites. Dans la vie comme à l’écran, elle choisissait l’extrême. Jamais le juste milieu. Elie Chouraqui, qui l’a dirigée dans deux de ses films (Harrison’s Flowers et Les Marmottes), a toujours été frappé par le mystère de ce personnage.

Des rôles de femmes borderline

Elle avait, dit-il, des visages différents : c’était à la fois une mère, une amante, une femme, une actrice, elle était tendre, douce et violente. On peut dire qu’elle n’avait qu’une envie : croquer la vie. Merveilleuse comédienne, elle utilisait à l’écran tout ce qu’elle avait en elle : sa voix et ce regard en dessous qui tantôt lui donnait de la gravité tantôt l’illuminait. C’était une combattante et elle avait une liberté absolue. Elle balayait tous les interdits.  »

Sa filmographie témoigne de cet esprit casse-cou : dans Les Marmottes, elle a voulu le rôle d’une jeune femme folle et suicidaire ; dans Betty, de Chabrol, elle est alcoolique ; toujours avec Chabrol, elle joue une prostituée dans Une affaire de femmes ; elle est obsédée sexuelle et suicidaire dans Des nouvelles du bon Dieu, de Didier Le Pêcheur ; elle est hantée par des bizarreries sexuelles dans Le Cri de la soie, d’Yvon Marciano, et confie alors :  » Je trouve plus intéressant de jouer quelqu’un avec un handicap qu’une personne totalement normale. C’est plus amusant à défendre.  » Il faut dire que Série noire,  » mon premier film conscient « , disait-elle, la met sur les rails de ces rôles de femmes borderline.  » Pour moi, confiait en 1998 à Télérama le metteur en scène Alain Corneau, qui vivait déjà avec Nadine Trintignant depuis quatre ou cinq ans, Marie personnifie dans ce film le malaise d’une génération.  » Dans la vie, il faut le dire aussi, Marie Trintignant est comme ça. Décalée, souvent jusqu’à l’insupportable. Dans son quartier, 81, rue de la Mare, où elle habitait une maison d’architecte, noyée de verdure au fond d’une allée privée, entre Belleville et Ménilmontant, tout le monde l’appelle  » Marie « . Mais, si l’on s’indigne de ces journalistes qui veulent tout savoir, on laisse entendre aussi, quand on est en confiance, que son voisinage était pour le moins difficile. Marie l’extrême buvait souvent trop et faisait tout trop. Jusqu’à cette boîte aux lettres qui ressemble à un générique de film avec, inscrits au feutre noir, son nom et ceux de Benchetrit, Kolinka, Cluzet et… Cantat. Toute son existence résumée. Comme une affiche de cinéma. Ce cinéma dans lequel elle a toujours vécu, fille d’une tribu dont elle a tout hérité. Et qui a fait d’elle aussi bien une grande comédienne qu’une héroïne de fait divers.

On est ce que l’on est et ce que l’on naît.  » Fille de… « , Marie Trintignant l’était pleinement et sans complexe. Si sa carrière doit tout à son talent, elle est en tout, également, la fille de Jean-Louis et de Nadine.

Il faut se méfier de l’eau qui dort. De son père, elle a reçu ce caractère extrême. Oui, Jean-Louis Trintignant est ainsi.  » Ce fou qui se force « , comme il se définit, a confié à André Asséo dans La Passion tranquille :  » Je voudrais que rien ne soit jamais acquis. Et comme j’aime les extrêmes, j’ai sûrement un peu de cette folie de la découverte d’un univers qui nous échappe. Quand j’ai touché à la drogue ou à l’ivresse procurée par l’alcool, c’était pour entrer dans un monde inconnu. Avant même d’être comédien, je prenais des cuites terribles, pour être quelqu’un d’autre, pour être libre, incontrôlé et aller au-delà.  » Aller au-delà de sa timidité d’abord, qu’il dut vaincre pour devenir comédien, s’imposer sur les plateaux et sur les planches. Si sa vie s’organise, aujourd’hui, dans le calme de la ville d’Uzès, face au château ducal, pendant cinquante ans, elle a été rythmée par les succès au cinéma et au théâtre. Le fils du maire socialiste de Pont-Saint-Esprit,  » monté  » à Paris en 1950, fait partie du gotha des acteurs avec une filmographie à n’en plus finir, un prix d’interprétation à Cannes pour son rôle de petit juge dans Z, de Costa-Gavras, deux films qui ont obtenu l’oscar du meilleur film étranger à Hollywood (Un homme et une femme et Z) et une liste sans fin d’£uvres qui ont rythmé notre histoire cinématographique aussi bien que notre vie quotidienne : Ma nuit chez Maud, de Rohmer, Le Conformiste, de Bertolucci, Le Train, de Granier-Deferre, Sans mobile apparent, de Labro, Vivement dimanche !, de Truffaut, La Banquière et Le Bon Plaisir, de Girod, Trans-Europ-Express de Robbe-Grillet, et le film phare qui, en 1956, l’a mis sur l’orbite des stars, Et Dieu créa la femme, de Vadim, avec Brigitte Bardot et Curd Jürgens.

En même temps que Bardot, alors qu’il n’a tourné jusque-là que trois films, il devient une vedette à part entière. Cet homme à la voix envoûtante, qui paraît si discret et pudique, entre alors dans les rubriques people, pourchassé par la presse, qui veut tout savoir de son idylle avec BB, alors qu’il est déjà marié avec Stéphane Audran. Trintignant, charmeur. Trintignant qui devient une grande star européenne en se lançant dans une carrière italienne sous la direction des plus célèbres metteurs en scène (Zurlini, Bertolucci, Scola, Risi, Comencini). Trintignant que solliciteront Coppola, Spielberg et Losey, mais qui refusera l’Amérique parce que, dit-il,  » mes racines sont ici « . Trintignant parisien, avec sa bande de copains qui se retrouvent à Saint-Tropez l’été et à Megève l’hiver : Roger Vadim, bien sûr, Robert Hossein, Maurice Ronet, Jacques Perrin et Christian Marquand, qui a débuté, lui, dès 1945, dans La Belle et la Bête, de Cocteau, et jouera dans Senso, de Visconti.

La vie des Trintignant et des Marquand est, en fait, indissociable. Le clan Marquand dans lequel il entre en épousant Nadine, la s£ur de Christian, est marqué par la personnalité du père, Jean, un être insolite, inventeur du Bottin mondain, qui, en 1968, se glissa clandestinement à la table de Matignon et assista, parce qu’il voulait toujours en savoir plus, aux discussions entre le gouvernement et les syndicats. L’extravagance, l’insouciance et la joie de vivre sont la marque de cette famille.  » Tous les enfants avaient cette folie !  » confie Jean-Louis Trintignant dans La Passion tranquille.

Elle a hérité le goût de la tribu

Nadine, comme ses frères Christian et Serge, comédien lui aussi. Nadine, qu’il épouse en 1961 et qui lui donnera trois enfants : Marie, Pauline, morte bébé, et Vincent, qui, le 31 juillet, donne l’alerte quand il découvre sa s£ur battue à mort par Bertrand Cantat. Sinistre remake. Lorsque Pauline disparaît en 1970, Jean-Louis avait dit à Nadine :  » Soit on se suicide, soit on accepte de vivre pour Marie. Il faut que cette épreuve nous apporte une plus grande générosité.  » Pour s’en sortir, Nadine aura, elle, la force de faire de cette tragédie un film : Ça n’arrive qu’aux autres, dont elle propose le rôle à Jean-Louis, qui ne se sent pas le courage de l’assumer. Deneuve et Mastroianni en seront finalement les vedettes et ne se sépareront pas à l’issue du tournage.

De Nadine, qui a 69 ans, Marie a hérité un esprit combattant et le goût de la tribu.  » Nadine, confie Elie Chouraqui, c’est une mère avec ses poussins sous ses jupes.  » La famille est une obsession chez elle.  » Je suis un peu comme Cassavetes, confiait-elle à Télérama, en octobre 1999 : j’aime filmer les gens que j’aime et j’aime les gens que je filme.  » Des siens, elle fait son £uvre. D’abord monteuse pour Jules Dassin, Sacha Guitry et Jean-Luc Godard (Le Petit Soldat), elle tourne son premier-long métrage en 1967, avec Jean-Louis et Marie comme comédiens : Mon amour, mon amour. Elle est déjà une militante de la liberté de la femme, un combat qu’elle n’a jamais abandonné, même si elle reconnaît avoir un rapport privilégié aux hommes, à ceux qu’elle nomme ses  » merveilleux maris « , Jean-Louis Trintignant hier, Alain Corneau aujourd’hui. Au point de dire que tout cela fait d’elle  » une MLF louche « . Pas vraiment, tant elle s’est battue pour le droit à l’avortement, signant, en 1971, le manifeste des  » 343 Salopes « , 343 femmes qui affirment alors publiquement avoir avorté. Plus encore que Jean-Louis, c’est elle qui entretient l’esprit clanique des Trintignant-Marquand. C’est sa vie et son sujet. Du charme et de la timidité de Jean-Louis, qui en ont fait un immense séducteur, elle a même tiré un film, Le Voyage de noces, interprété par Jean-Louis et Stefania Sandrelli, alors amants. Elle a aussi romancé la vie de sa famille dans L’Eté prochain, en 1985, offrant à Philippe Noiret le rôle de son père et faisant appel, là encore, à Jean-Louis et à Marie. Au nom de son frère Christian, mort de la maladie d’Alzheimer, elle a également écrit un livre émouvant, en 1997, Ton chapeau au vestiaire (Fayard). Chez elle, l’imbrication vie privée-cinéma est totale, au point, comme le dit joliment Elie Chouraqui, que ses génériques de films  » ressemblent à un dîner de famille « .

Depuis un demi-siècle, nous dînons, donc, avec cette tribu. Au cinéma, au théâtre, à la télévision, discrètement mais fortement, elle occupe le terrain. La fin tragique de Marie soulève une émotion profonde parce qu’elle met en scène et en pièces des êtres que, toutes générations confondues, nous admirons. La tempête de la folie les mue soudain en de pauvres humains. Confrontés à ces mots de Jean-Louis Trintignant (1) :  » La mort est le problème le plus important pour un être humain. La naissance, on ne s’en rend pas compte. La mort, comment l’ignorer ?  » l

Denis Jeambar,

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