Le déni de confiance

Sur le pavé, à Neufchâteau, et sur les plateaux dominicaux des télévisions, l’antienne entendue depuis l’enlèvement des petites Julie et Mélissa en juin 1995 est revenue en force: partiale, incompétente et inhumaine, la justice de ce pays n’est pas digne de notre confiance. D’honnêtes gens, le 17 janvier dernier, l’ont encore crié à leur manière devant ce palais de justice où ils n’étaient pas seulement venus apporter leur fraternel soutien aux parents des victimes. Ils étaient là, aussi, pour huer des inculpés, injurier, menacer, ajouter la haine à la peine. Sans doute, cette façon de dire qu’on ferait bien justice soi-même – et de manière expéditive si c’était possible – est-elle, dans la nature humaine, ce petit remugle dont il faut s’accommoder en se pinçant le nez. Il est bien difficile, en revanche, d’admettre que des acteurs ou des proches de l’affaire, dont la voix porte plus fort et plus loin, recourent systématiquement à l’argument du soupçon envers l’appareil judiciaire, au gré de leurs convenances.

Insidieux ou sentencieux, leurs propos prennent d’autant plus de poids qu’ils sont amplifiés par les débats télévisés comme ceux qu’organisaient la RTBF et RTL-TVI au surlendemain de l’arrêt de la chambre du conseil, laquelle avait envoyé Dutroux, Martin et Lelièvre vers les assises et prononcé un non-lieu pour Nihoul.

La responsabilité des chaînes de télévision n’est pasmince dans le discrédit qui se construit ainsi autour du troisième pouvoir de la démocratie. La manière dont le débat est proposé à l’opinion favorise évidemment cette situation, mais il n’appartiendrait qu’aux chaînes de la modifier. Au lieu de quoi, elles se régalent de faire jouer, en direct, une parodie de justice-spectacle. Avocats, parties civiles, représentants de la magistrature et – pourquoi pas?- inculpés viennent ainsi à l’antenne prolonger ou devancer le procès. A tous les coups, le téléspectateur y perd en informations claires ce que les parties à la cause, elles, y gagnent en communication. Tant mieux pour la chaîne si un ténor du barreau lâche une soi-disant révélation, cela alimentera bien à point le journal télévisé du soir. Tant pis pour l’éthique si un Michel Nihoul, dont le non-lieu fait l’objet d’un appel, reçoit du service public une ligne ouverte pour intervenir en direct.

Entre les médias et la justice, les façons et le rythme sont décidément bien différents, et les premiers font une erreur quand ils se prennent, parfois, pour la seconde. Bien sûr, la recherche de la vérité est leur vocation commune. Mais, autant la presse, audiovisuelle en particulier, se nourrit volontiers de l’urgence, de l’émotion et de l’apparence, autant la justice exige le temps, l’analyse et le fond des choses. Quitte à s’emberlificoter dans des procédures lentes et compliquées. C’est le prix – trèslourd, convenons-en – pour que le droit soit préservé.

Le fût-il toujours dans les propos médiatisés de ces derniers jours? Le soupçon de partialité, voire de stratégie inavouable, lancé à l’égard des magistrats et/ou des enquêteurs est devenu un inquiétant mode de défense. Me Kahn, le nouvel avocat de Dutroux, veut faire révoquer tout le tribunal, Me Beauthier accuse une instruction bâclée, Jean-Denis Lejeune affirme que la justice « ne voulait pas découvrir » les petites victimes, Gino Russo qualifie la dernière ordonnance de Neufchâteau de « mensongère ». Quant il dit le droit en fonction des éléments en sa possession et qu’il prononce un non-lieu pour Nihoul, le juge Moinet, suggèrent les déçus, ne peut donc être que manipulé, saboteur, aveugle ou complice d’une thèse contre une autre. Ce discours est dangereux. Entre ses lignes, il nie les droits reconnus à chaque individu, même le plus méprisable, pour ne plus reconnaître qu’une seule justice: celle qui dirait ce que l’on veut entendre, celle qui conviendrait à notre sensibilité.

La même vision tordue explique sans doute l’indignation soulevée par une coïncidence pour le moins fâcheuse: Carine Russo renvoyée en correctionnelle pour « dénonciation calomnieuse à l’autorité » au moment où Nihoul, de son côté, échappait aux assises. Ces décisions font, toutes deux, l’objet d’un appel, et on souhaite ardemment que celui-ci soit favorable à Carine Russo. Mais cultiver, comme le font Roberto D’Orazio et certains médias, l’amalgame entre ces deux faits pour alimenter le fantasme d’une justice définitivement pourrie est une malhonnêteté crasse. Même malvenue, la concomitance des affaires envoie, au contraire, deux messages positifs: personne n’est au-dessus des lois et chacun peut faire valoir ses droits devant les tribunaux.

Garder confiance dans la justice n’impose pas de fermer les yeux sur ses lourdeurs et sur ses erreurs. Et c’est la respecter que de lui souhaiter la poursuite d’une modernisation qui la rapprocherait du justiciable. La démagogie des censeurs, en revanche, ne fera que l’en éloigner.

Soupçonner la justice et l’accuser des pires stratégies est devenu un inquiétant mode de défense chez les proches des victimes de Dutroux

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