Le crédit revolver

Frénésie de consommation, marketing bancaire agressif… Après une décennie d’emprunt facile à coups de cartes de paiement pousse-au-crime, les ménages américains se retrouvent criblés de dettes. Reportage à Pittsburgh, au lendemain du G 20.

De notre envoyé spécial

Pas de vacances : Laura Capp restera à Pittsburgh cette année.  » Avec la crise et les crédits qu’on a sur le dos, on est obligés de faire attention, sourit cette brune de 27 ans, à l’£il espiègle et au léger embonpoint, mariée depuis peu. On sort moins souvent, on récupère les coupons de réduction au supermarché, et on évite autant que possible de prendre la voiture.  » Attablée dans le café d’un motel situé en bordure du Boulevard of the Allies, sur la route qui mène de Pittsburgh à Oakland, Laura esquisse une grimace en fixant sous la table le lino poussiéreux. Quelques jours plus tôt, à une poignée de miles de là, les dirigeants des vingt pays les plus riches du monde s’étaient réunis au centre de conférences ultramoderne David L. Lawrence, pour évoquer l’avenir de la régulation financière internationale.

Les autorités craignent un remake des subprimes

Pour Laura, il est déjà un peu tard : elle a accumulé 50 000 dollars de dettes (34 000 euros environ), par le biais de sept cartes de crédit, acquises pour la plupart au cours de son passage à l’université.  » A cette époque, je payais presque toutes mes dépenses avec les crédits ouverts sur mes cartes, même pour m’acheter un café latte, raconte la jeune femme, employée aujourd’hui dans les relations publiques à l’université Carlowe de Pittsburgh. Au début, mes échéances mensuelles étaient très faibles, puis elles se sont mises à grimper hors de tout contrôle.  » Son mari, Fred, producteur pour la télévision locale, a apporté de son côté en dot des dettes supplémentaires : 40 000 dollars (27 000 euros environ), accumulées dans des circonstances similaires. Grâce à l’aide du père de Laura, ancien ingénieur sidérurgiste reconverti dans l’informatique, le couple a réussi à sortir de la spirale du surfing – une pratique qui consiste à solder la dette ancienne par de nouveaux crédits. Mais le couple continue à payer régulièrement son tribut de cash aux banques. Chaque mois, ce sont près des deux tiers de leurs revenus – environ 5 000 dollars (3 300 euros) -, qui sont absorbés par le remboursement de leurs prêts divers et variés.

Les cartes de crédit sont devenues une source majeure d’inquiétude pour les autorités américaines : elles craignent un remake des subprimes, ces prêts immobiliers transformés en bombes à fragmentation qui ont failli faire imploser l’économie mondiale. Le mécanisme est semblable : des crédits accordés aveuglément, et en quantité industrielle (972 milliards de dollars en tout pour les ménages américains). Des prêts découpés ensuite en tranches, puis transformés en produits financiers complexes revendus à une myriade d’investisseurs de tous horizons. Une crise économique, enfin, qui réduit les capacités de remboursement des ménages, et menace du coup de déséquilibrer les grands établissements prêteurs.  » Le problème semble aujourd’hui un peu moins explosif, car les ménages ont drastiquement réduit leurs dépenses, analyse Robert Strauss, un ancien conseiller de Nixon qui enseigne la macroéconomie à l’université Carnegie-Mellon de Pittsburgh. Mais, avec la hausse du chômage et la flambée des faillites personnelles, le choc pourrait tout de même être très violent.  »

Devoir patriotique

Comment en est-on arrivé là ? La première cause est la frénésie de consommation qui a saisi le pays au tournant des années 2000. George W. Bush n’avait-il pas lui-même exhorté les Américains, au lendemain du 11-Septembre, à faire leur devoir patriotique en allant dans les magasins ? Les classes moyennes ont ainsi pris l’habitude de soigner leur hantise du déclassement à grands coups de cartes de crédit.  » Dans ma génération, jusqu’à la crise, on sortait sa carte d’abord et on voyait ensuite, reconnaît Laura. On se disait que l’on pourrait toujours rembourser grâce à la hausse des prix des maisons ou aux augmentations de salaire. « 

L’optimisme proverbial des Américains n’est pas seul en cause. Pas facile de résister à la tentation lorsque l’on est soumis, chaque jour, à quelque 3 000 sollicitations publicitaires. Pour vendre du crédit, les grandes institutions financières (JP Morgan Chase, Wells Fargo, American Expressà) ont elles-mêmes mis au point des techniques de marketing ultra-agressives que les autorités se sont bien gardées d’interdire. Les compagnies de cartes de crédit figuraient, il est vrai, parmi les principaux bailleurs de fonds du prédécesseur de Barack Obama. Les ménages ont été assaillis d’innombrables propositions de cartes au courrier du matin (une à deux par semaine en moyenne), de messages téléphoniques multiples laissés à domicile ou dans les hôtels, ou encore de publicités martelées ad nauseam à la radio et à la télévisionà

Mais le terrain de chasse privilégié des banques, ce sont les universités, grassement rétribuées pour laisser les commerciaux de Citi ou de Bank of America déambuler sur les campus. Ryan Rhoades, en première année à la fac de Pittsburgh en 2002, en a fait l’amère expérience. Appâté par la promesse de quelques billets et d’un tee-shirt gratuit, le jeune homme se rend à cette époque à une réunion organisée dans une salle de classe par la Chase, dans le but de recruter des vendeurs occasionnels parmi les étudiants.  » On nous a dit qu’il n’y aurait pas de conséquences négatives pour nos camarades, raconte-t-il, contrit. Cela semblait être un contrat gagnant-gagnant.  » L’argumentaire qu’on lui demande de développer est simple : s’ils prennent le précieux rectangle de plastique, les étudiants disposeront de grandes facilités de paiement, jusqu’à 10 000 dollars (6 700 euros), qu’il sera bien temps de rembourser quand ils auront trouvé un job.  » Il me manquait un contrat pour obtenir un bonus de 100 dollars, se souvient Ryan. Du coup, j’en ai signé un moi-même !  » Sans soupçonner qu’un emprunt de 1 000 dollars sur une carte de crédit prend en moyenne vingt-deux ans pour être remboursé, et coûte plus de 2 000 dollars d’intérêts ! Résultat : après avoir accumulé 15 000 dollars de dette, Ryan lutte encore aujourd’hui pour garder la tête hors de l’eau.

Le système du credit score, en vigueur aux Etats-Unis, pousse lui aussi les consommateurs à la faute.  » Il augmente en proportion du nombre de prêts remboursés, décrypte Carrie Coghill-Kuntz, une célèbre gestionnaire de patrimoine indépendante, également éditrice du site creditfyi.com, voué à guider les consommateurs dans les méandres du système. Plus le credit score est élevé, et plus les taux d’intérêt que l’on va vous appliquer seront bas.  » Traduction : plus vous accumulez de crédits, et moins le prêt suivant coûte cher (à condition, bien sûr, de parvenir chaque fois à rembourser). Un mécanisme pousse-au-crime, puisque les ménages qui ont peu recours à l’emprunt se trouvent pénalisés. Des spécialistes plus ou moins indépendants viennent aussi régulièrement à la télévision, pour recommander aux jeunes de contracter un prêt le plus tôt possible, afin de faire grimper leur credit score. Au risque de devenir rapidement accrosà

Des taux d’intérêt à plus de 30%

Pour beaucoup en effet, la promesse d’argent facile a viré au cauchemar. Comme dans le cas des subprimes, les contrats signés réservaient quelques surprises. L’avocat Jeff Suher en sait quelque chose. La quarantaine, ce petit bonhomme combatif, installé à Monroeville, au bord de l’autoroute, dans la banlieue est de Pittsburgh, défend les ménages harcelés par leurs prêteurs. Sur son site, Jeffcanhelp.com, cet Erin Brockovich au masculin multiplie les conseils pour les aider à s’en sortir.  » Nombre de mes clients se sont retrouvés acculés par la hausse vertigineuse de leurs taux d’intérêt « , raconte-t-il, installé dans un bureau dépouillé, décoré par une unique aquarelle figurant la bannière étoilée. Beaucoup se mordent les doigts de ne pas avoir lu les lignes écrites en minuscules, tout en bas du contrat : elles permettent aux institutions financières de gonfler en toute légalité les taux d’intérêt au moindre retard de paiement, passant parfois de 10 % à plus de 30 % ! Les pénalités de retard peuvent également atteindre des montants exorbitants : un retard de paiement coûte en moyenne 34 dollars (23 euros), et 51 millions d’emprunteurs se voient facturer des pénalités au moins une fois par an. Un business lucratif (les pénalités à elles seules constituent une manne de 20 milliards de dollars chaque année), qui pousse de nombreuses banques à cibler en priorité les ménages à risque, plus rémunérateurs que ceux qui ont l’idée saugrenue de rembourser en temps et en heure.

Les établissements financiers déploient enfin des trésors d’imagination pour forcer leurs clients à payer leur dû.  » Ils appellent chez vos voisins, chez vos amis, à votre travail, témoigne Jeff Suher. Surtout, ils vous harcèlent au téléphone, tôt le matin et tard le soir, et vont même parfois jusqu’à se faire passer pour la police ou la justice pour vous faire craquer. « 

La crise, qui a dévasté le système financier et fait perdre leur emploi à plus de 7 millions d’Américains, a suscité un début de prise de conscience collective. Si certains établissements spécialisés continuent à accorder des prêts à l’aveuglette, les grandes banques se montrent désormais un peu plus sélectives.

L’administration Obama, de son côté, a fait voter, en mai dernier, une loi qui met fin aux abus les plus flagrants (elle empêche, par exemple, de fourguer des crédits aux plus pauvres, et limite les hausses de taux d’intérêt). Elle rentrera pleinement en vigueur en février 2010. Un projet d’agence de protection financière du consommateur, promu par le président américain, est également en cours d’examen au Congrès, où il se heurte, sans surprise, à une violente levée de boucliers des banquiers (voir également en page 81).  » [Ils] font comme d’habitude, a tonné Barack Obama la semaine passée, quelques heures après s’être vu attribuer le prix Nobel de la paix : ils utilisent toute leur influence pour maintenir le statu quo qui a maximisé leurs profits aux dépens des consommateurs. Nous avons déjà vu et vécu ce qu’il advient lorsqu’il y a trop peu de responsabilité du côté de Wall Street, et pas assez de protection du côté de Main Street. Je ne laisserai pas cela se reproduire. « 

Les ménages américains eux-mêmes ont modifié leurs comportements. L’ère du  » I want it all, I want it now  » [tout, tout de suite], semble, pour un temps au moins, révolue. En quelques mois, le taux d’épargne a grimpé en flèche, passant de – 2 % à + 6 %.  » Ce n’est sans doute pas une bonne nouvelle à court terme pour la croissance mondiale, analyse Jay Sukits, professeur de finance à l’université de Pittsburgh. Mais, pour l’Amérique et les Américains, qui ploient sous les dettes, c’en est une excellente. « 

Laura et Fred, eux, préfèrent désormais passer tranquillement la soirée à la maison à regarder des DVD, plutôt que de sortir avec des amis.  » Ce n’est pas toujours simple de dire aux gens que l’on n’a pas les moyens, mais, avec la récession, on est tous dans la même galère, et c’est plus facile de dire qu’une sortie ou un achat coûtent trop cher, explique-t-elle. Moi, quand j’ai peur de céder à la tentation, je repense à ma mère, qui a gardé le même maillot de bain pendant dix ans !  » Le consommateur – le citoyen – américain a entamé une longue marche. Elle ne fait sans doute que commencer.

benjamin masse-stamberger. Reportage photo : jean-paul guilloteau pour le vif/l’express

un étudiant américain possède en moyenne cinq cartes de crédit ; un ménage, huit

Un ménage américain a en moyenne 14 500 dollars d’endettement via ses cartes de crédit ; un étudiant, 4 000 dollars

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