Le coup de sang permanent

Les colères du Premier ministre français contre les députés et les ministres sont de plus en plus visibles et posent problème quand l’autorité devient autoritarisme. Or, le remaniement, en partie subi, n’est pas fait pour le calmer.

Le problème de la colère, c’est qu’elle ne s’épuise pas en éclatant. Ce 9 février, à l’Assemblée nationale française, Manuel Valls sort de l’hémicycle, furibard. Il entre dans le salon Delacroix, où discutent des socialistes. Le vote sur l’inscription de la déchéance de nationalité dans la Constitution est prévu dans la soirée. Le Premier ministre français profite d’une suspension de séance pour mettre la pression sur tous ceux qu’il croise. Il joue gros. Si le texte n’est pas adopté, il peut en faire les frais lors du remaniement. Tiens, voilà le député socialiste Sébastien Denaja. Oh, ce n’est pas un frondeur, mais l’élu a le malheur d’avoir déposé un amendement sans l’assentiment du gouvernement. Sa proposition : interdire toute dissolution de l’Assemblée pendant l’état d’urgence. Alors, Valls s’adresse à lui devant tout le monde, assez fort pour que la sanction soit audible :  » C’est con ! A quarante-huit heures près, tu devenais ministre !  » Joignant le geste à la parole, il donne un grand coup dans le vide. Comme on frappe dans un ballon pour l’envoyer le plus loin possible.

De retour sur le banc des ministres, Manuel Valls ne laisse rien transparaître.  » Pendant toute la discussion sur la réforme constitutionnelle, il a joué le type relax « , remarque un député. Le chef du gouvernement se sait scruté. Son bouillonnement intérieur, il tente, depuis près de vingt-trois mois à la tête de l’exécutif, de le canaliser devant les caméras. Quand il répond à l’opposition, il évite les provocations dont il abusait naguère. Pour cela, il a un truc.  » A l’Assemblée, il a des fiches rédigées et il ne sort plus de ce qu’il avait prévu de dire « , raconte un proche. Il saisit également le micro avec ses deux mains pour qu’on ne puisse pas se focaliser sur ses doigts qui tremblent. Car la droite et le Front national en ont fait un angle d’attaque :  » Valls n’a pas de sang-froid.  »

A la course, il teste ses limites

Comment maîtriser ses nerfs, alors que François Hollande vient de concocter un gouvernement, à la fois élargi et hétéroclite, qui complique encore plus la tâche de Valls.  » La machine à couacs se remet en route « , titre déjà Le Figaro. L’écologiste Emmanuelle Cosse critique ouvertement la déchéance de nationalité. Elle ne veut pas entendre parler de l’aéroport de Notre-Dame- des-Landes. A l’inverse, l’ex-Premier ministre (et ancien maire de Nantes) Jean-Marc Ayrault, que Valls a poussé vers la sortie en avril 2014, se bat pour que le chantier commence. Ce n’est pas l’équipe que Valls voulait. En vain, celui-ci a proposé de faire entrer d’autres trentenaires (Razzy Hammadi, Laurent Grandguillaume). En vain, il a voulu que Jean-Marie Le Guen, cantonné au poste de secrétaire d’Etat aux Relations avec le Parlement, prenne du galon. En vain, il s’est opposé à l’éviction de Fleur Pellerin :  » Il est impossible de changer de ministre de la Culture à quinze mois d’une présidentielle ; son projet de loi est en cours de discussion au Sénat.  »  » Non, il y a un problème « , coupe sèchement le président.

Il y a des matins où, malgré les refus, l’absence de résultats et la fatigue, il faut quand même aller travailler. Pour se régénérer, Manuel Valls enfile alors ses baskets et fend la brume dans les allées impeccables du jardin de Matignon. Il court avec (et contre) ses gardes du corps, plus jeunes et plus entraînés. Il transpire, teste ses limites. Peut-on dompter sa résistance à l’effort ? Sur son bureau, quand il revient, se sont empilés les parapheurs. Un collaborateur entre avec d’autres documents à signer :  » C’est urgent, Monsieur le Premier ministre.  »  » Ici, tout est urgent…  » grommelle l’élu d’Evry, au sud-est de Paris.

Lui qui y a travaillé sous Michel Rocard et Lionel Jospin sait ce que signifie l' » enfer de Matignon « . Sauf qu’aujourd’hui c’est pire, estime-t-il. A un visiteur, il glisse :  » C’est l’enfer, plus tous les bordels.  » Comprenez : jamais la situation n’a été si grave. L’Europe qui menace d’imploser, les migrants et surtout, le terrorisme.  » Il n’est pas du genre à étaler ses états d’âme, mais là, on le sent marqué par ce qu’il a vu au Bataclan et par la perspective d’un nouvel attentat « , souligne le député socialiste Hugues Fourage. D’où une communication anxiogène, assumée, sur le risque de nouvelles attaques, y compris chimiques. Au nom de la vérité.  » On peut être rattrapé à tout moment par la patrouille de la gravité « , rappelle Jean-Marie Le Guen.

Depuis les événements tragiques de janvier 2015, mais surtout après ceux du 13 novembre, Manuel Valls broie du noir. Le sanguin Catalan se raidit.  » Sa fermeté s’est transformée en rigidité « , raille un ministre. En réunion, il coupe, il casse, il rabaisse :  » Il y en a qui ne comprennent rien à ce qui se passe dans les quartiers « , balance-t-il, lors d’un séminaire gouvernemental, en janvier.  » Après son intervention, plus personne n’osait parler « , rapporte un témoin. Idem, le 2 février. Devant les nouveaux présidents de région, qu’il réunit pour la première fois, il mouche la ministre de l’Education, Najat Vallaud-Belkacem.  » C’était humiliant et méchant « , se souvient un participant. Il s’irrite pour un rien. Avant une interview diffusée à la radio et à la télévision (Le Grand Rendez-vous d’Europe 1, i-Télé, Le Monde, au début de novembre), une maquilleuse fait tomber du fard sur sa veste. Le Premier ministre entre dans une irrépressible colère.

Avec les stars du gouvernement, les relations se tendent. Un jour, Ségolène Royal a l’impression que Manuel Valls lui parle comme à une simple secrétaire d’Etat.  » J’ai dû le remettre gentiment à sa place « , confie-t-elle. Quant au ministre de l’Economie, Emmanuel Macron, il refuse de se soumettre à la discipline collective. La rivalité avec le chef du gouvernement tourne à l' » affaire de mecs « , résume une ministre. Un combat d’ego qui préfigure la bataille du leadership à gauche pour l’après-2017. A l’Elysée, le président observe sans intervenir. Il laisse son Premier ministre s’user.

Des passions (très) secrètes

Lucide, Manuel Valls prend sur lui. Il s’astreint – jusqu’à quand ? – à une loyauté exemplaire. Le couple exécutif forme un duo où l’un cajole, l’autre bouscule. Quand, le 15 novembre, deux jours après les attentats, la direction du FN est reçue à l’Elysée, pour une consultation de tous les partis politiques, François Hollande se montre affable avec Marine Le Pen, flanquée des députés européens Florian Philippot et Nicolas Bay.  » Je vais faire une présentation et le Premier ministre complétera…  » commence le chef de l’Etat. Il leur annonce, en primeur, les prochains bombardements de Raqqa (Syrie). Puis la discussion s’engage. Marine Le Pen défend la déchéance de nationalité – elle ignore que son élargissement sera proposé au Congrès, le lendemain.  » C’est un outil qui existe déjà et que nous utilisons « , lui rétorque Hollande. La patronne du FN s’en étonne. Combien de fois le dispositif a-t-il été utilisé contre des binationaux nés à l’étranger ? demande-t-elle. Hollande, qui ne sait répondre, se tourne vers Valls :  » Alors, Monsieur le Premier ministre, combien de déchéances ont été prononcées ?  » Visage luisant, doigts arqués, traits fermés, l’homme qui a fait de la lutte contre l’extrême droite son étendard, rabaissé au rang de collaborateur, s’embarque dans des explications techniques.

Les mauvaises langues pointent un autre facteur irritant : son régime sans gluten.  » Ça rend Valls dépressif, croit savoir un socialiste qui ne l’aime guère. Il flotte dans ses vêtements. Les gens qui l’invitent à dîner doivent attendre son départ pour aller se servir du fromage dans le frigo.  »

S’il surveille son alimentation et boit peu, Manuel Valls sait nourrir son esprit. Particularité rare à son niveau et aux antipodes de son image. Il peut couper complètement, trouver le temps de se ressourcer en lisant des romans. Il est incollable sur l’opéra, la peinture.  » S’il va plus loin dans la conquête du pouvoir, il devra fendre cette armure qu’il tient secrète « , estime un proche. Il ne parle jamais non plus de son groupe d’amis, autour du producteur Vincent Frèrebeau, patron d’une maison de disques indépendante, Tôt ou Tard, qui vient de remporter deux Victoires de la musique avec Yael Naim et Vianney. Entre ces potes, c’est le contrat tacite, on ne parle pas politique.

Le 27 janvier, Manuel Valls se rend au Mémorial de la Shoah à Paris. Il rencontre des élèves venus célébrer l’anniversaire de la libération des camps. Leur parle – son obsession – du tragique de l’Histoire.  » Quand j’étais enfant, il n’y avait pas les plaques à la mémoire des enfants déportés sur la façade des écoles.  » Puis, il apprend qu’il a face à lui des jeunes du lycée Charlemagne. Son ancien lycée. Il se déride enfin.  » Ah, c’était sympa. Vous jouez au foot, vous aussi, sur le terrain à côté du mur d’enceinte de Philippe Auguste ?  » A l’époque, taper dans un ballon était un jeu innocent.

Par Marcelo Wesfreid

Le président observe sans intervenir. Il laisse son Premier ministre s’user

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire