Le côté obscur de WikiLeaks

Emmanuel Paquette Journaliste

Le site vedette, qui a gagné ses galons en 2010, prône la transparence des informations. Mais son organisation, sa gouvernance et ses finances demeurent pour le moins opaques. Et suscitent, à présent, critiques et modèles alternatifs.

Une fusée noire, ornée de rayures jaunes, trône sur l’Alexanderplatz, en plein centre de Berlin. Le véhicule spatial rappelle les aventures de Tintin dans Objectif Lune. Mais, ici, nulle trace des héros de la célèbre bande dessinée. Ce sont 3 000 hackers de 14 nationalités différentes qui ont débarqué, entre les fêtes, à l’appel du Chaos Computer Club (CCC). Le plus puissant réseau européen de programmeurs, des  » hacktivistes « , militant pour la liberté de l’information, se sont regroupés autour d’un slogan :  » Nous sommes venus en paix.  » Parmi les casseurs de codes et autres spécialistes d’intrusion informatique, un jeune homme aux cheveux courts et à barbe sombre se distingue des autres. Daniel Domscheit-Berg, un Allemand de 32 ans, prépare le lancement d’un nouveau projet, baptisé OpenLeaks (voir l’interview page 41), destiné à diffuser sur Internet des données sensibles récupérées auprès d’informateurs (les whistleblowers).  » Nous l’encourageons à mettre sur pied son projet « , souligne Frank Rosengart, l’un des membres du CCC.

L’ancien porte-parole de WikiLeaks, l’organisme qui a secoué le monde politique en 2010 en diffusant des centaines de milliers de documents confidentiels, veut à présent voler de ses propres ailes. Très critique à l’endroit de son ancienne  » maison « , jugée insuffisamment transparente, et de son mentor, Julian Assange, devenu  » trop  » médiatique, il a décidé de créer son propre modèle alternatif.

Malgré sa prise de distance, il en a tout de même copié les codes en s’appuyant sur une foule d’internautes bénévoles. Après tout, Julian Assange a lui aussi été proche jadis du CCC. Sans compter le soutien de divers groupes de défense des libertés des citoyens sur Internet, comme le Parti pirate en Suède ou en Suisse, la Quadrature du Net en France, et tant d’autres. Un univers pascalien :  » Une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part.  » Beau joueur, Kristinn Hrafnsson, actuel n° 2 de WikiLeaks,  » salue l’arrivée de cette initiative « . Un moyen de multiplier les sources de fuites. Mais pas seulement. Sans siège administratif, changeant souvent de quartier général, l’organisation est devenue le centre de trop d’attention. Tout comme son leader.

Julian Assange, cet Australien de 39 ans, a pris l’habitude dans ses vertes années d’être brinquebalé d’une ville à l’autre par sa mère. Le jeune homme solitaire préfère alors s’instruire seul plutôt que sur les bancs de l’école. Interpellé à plusieurs reprises par les autorités pour s’être introduit dans des systèmes informatiques, il devient rapidement une figure du monde des hackers et rédige même un ouvrage sur le sujet ( Underground) avec la journaliste Suelette Dreyfus.  » En tant qu’ancien hacker, Assange a apporté ses compétences techniques exceptionnelles. [à] Ce programmeur a toujours voulu tout optimiser. Ce besoin, associé à un désir profond de justice, se reflète dans ses choix littéraires « , explique-t-elle dans le Sydney Morning Herald.

Grand lecteur du Premier Cercle, d’Alexandre Soljenitsyne, ou encore du Zéro et l’infini, d’Arthur Koestler, ce militant n’a qu’un seul credo : la transparence comme arme contre les abus des gouvernants. Dès 2006, il écrit sur son blog que  » plus une organisation est secrète et injuste, plus les fuites d’informations créent de la peur et de la paranoïa chez ses dirigeants. [à] Seules les injustices révélées peuvent trouver une réponse ; pour que l’homme réalise des choses intelligentes, il doit savoir réellement ce qui se trame « .

C’est à cette même époque que WikiLeaks voit le jour. Développée autour d’un Wiki, une page modifiable à volonté par les visiteurs du site, à l’image de l’encyclopédie Wikipédia, la structure se spécialise dans les fuites d’informations (les leaks). La forme du Wiki, abandonnée depuis, permet au début de faire appel aux internautes pour authentifier les données. Cette tâche sera sous-traitée par la suite à plusieurs journaux internationaux. Mais la notoriété tarde à venir. Il faut attendre 2010 et la diffusion d’une vidéo de l’armée américaine montrant des journalistes tués par erreur à Bagdad pour que le site fasse parler de lui ( voir l’encadré ci-contre).

 » Trop de puissances nous épient « 

Très vite, cette affaire révèle aussi les premières failles de l’organisation. WikiLeaks veut imposer une plus grande transparence aux gouvernements quand elle-même reste secrète et opaque. Ainsi, ses participants n’échangent des données qu’au travers de systèmes cryptés et anonymes, comme TOR. Et, pour communiquer, pas question d’utiliser l’e-mail mais plutôt Jabber, une messagerie instantanée protégée par le système OTR (pour off the record).  » Impossible de faire autrement. Trop de puissances nous épient « , se défend un collaborateur.

La gouvernance a elle aussi de quoi surprendre. Le site affiche bien un comité consultatif, mais plusieurs de ses membres, comme le dissident tibétain Tashi Namgyal Khamsitsang, ou encore l’expert en sécurité informatique Ben Laurie, avouent n’avoir jamais été approchés ni avoir pris part à une seule décision. Quant aux finances, elles restent encore pour le moins obscures. Vivant de dons, l’organisation cultive la discrétion sur ses dépenses. Seule certitude, la fondation allemande Wau Holland, créée en hommage au hacker éponyme et cofondateur du CCC, a perçu 1 million d’euros en 2010 pour le compte de WikiLeaks, sans donner plus de détails. Du pain bénit pour ses détracteurs : Assange voyagerait en classe affaires et séjournerait dans des hôtels luxueux. Un non-sens, selon la fondation, qui contrôle toutes les factures.  » Nous sommes un organisme à but non lucratif et nous publierons nos comptes détaillés en ce début d’année « , plaide Kristinn Hrafnsson.

Julian Assange, lui, ne veut voir dans ces attaques qu’un vaste complot. Ainsi, après avoir suscité l’ire de plusieurs gouvernements en dévoilant une partie des 250 000 télégrammes de la diplomatie américaine, le site s’est vu couper les vivres. Plusieurs moyens de financement ou intermédiaires financiers (PayPal, MasterCard, Visa et Bank of America) ont décidé de suspendre leurs services en jugeant ses activités illégales. Lui-même n’est pas épargné. Deux Suédoises portent plainte pour viol à son encontre. De passage au Royaume-Uni, il a été arrêté, puis libéré sous caution, mais assigné à résidence dans un manoir situé à trois heures de Londres. Le suspect se sent encore trahi par un article du quotidien britannique The Guardian. L’un des journaux avec lequel WikiLeaks s’est pourtant associé a publié des éléments du rapport de police suédois. Dans son refuge, Assange s’interroge sur cette fuite, et estime qu’il s’agit d’une  » énième campagne de discrédit  » et que  » la transparence est pour les gouvernements pas pour les individus « .

Derrière sa colère et ses mésaventures, il peut se consoler. WikiLeaks a d’ores et déjà enclenché un mouvement qui le dépasse largement. Au côté d’OpenLeaks, d’autres projets ont vu le jour par simple opportunisme ou réel idéalisme, comme BrusselsLeaks, BalkanLeaks ou encore CrowdLeaks. Une multitude d’héritiers qui rêvent d’avoir un jour la même destinée que leur  » modèle « . Celui d’un site qui a bousculé les puissants de ce monde. E. Pa.

EMMANUEL PAQUETTE

VIVANT DE DONS, WIKILEAKS CULTIVE LA DISCRÉTION SUR SES DÉPENSES

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