Le Carré L’espion qui venait du Sud

Baptiste Liger

Thriller engagé pour la cause africaine, Le Chant de la mission est aux antipodes des intrigues de la période guerre froide. Portrait d’un écrivain converti à l’altermondialisme.

Son nom est le Carré. John le Carré. Patronyme d’état civil : David John Moore Cornwell. Age : 76 ans. Profession : romancier d’espionnage à succès. Résidence : Cornouailles. Particularité : ex-agent du renseignement britannique. S’il n’a, en effet, pu connaître un destin à la James Bond, le Carré opta pour une carrière à la Ian Fleming. Sa volonté de réussite fut exaucée au-delà de toute espérance : pendant près de trente ans, il fut le symbole littéraire de la guerre froide. Depuis la fin de l’empire communiste, les choses ont pris un tour inattendu. Y compris dans son £uvre.

Né au Royaume-Uni en 1931, ce garçon issu d’un milieu aisé fit de brillantes études à l’université de Berne puis à Oxford, et enseigne à Eton. Il se spécialisa notamment dans les langues étrangères, ce qui lui permit d’intégrer, en 1959, le MI6, les services secrets britanniques. En parallèle, John le Carré commença à écrire et publia, en 1961, son premier roman, L’Appel du mort. Son activité au sein du contre-espionnage dut être interrompue deux ans plus tard à cause d’une taupe du KGB, l’agent double Kim Philby. Qu’importe ! Si l’on ne peut plus effectuer de périlleuses missions, il suffit de les raconter dans des fictions. John le Carré n’attendit pas longtemps pour recevoir tous les honneurs, grâce à la parution, la même année, de son troisième roman, L’Espion qui venait du froid. Porté par le succès, le nouveau maître du best-seller enchaîna les intrigues de troubles manipulations étatiques opposant Est et Ouest. Il mit plusieurs fois en scène son héros fétiche, un anti-Bond nommé George Smiley, notamment dans sa fameuse  » Trilogie de Karla  » (La Taupe, Comme un collégien, Les Gens de Smiley), rédigée entre 1974 et 1980. Ce génie du genre montre à chaque fois une maîtrise de l’intrigue, des personnages, du suspense, sur un rythme à la fois dilettante et trépidant. Revers de la médaille, certains lui collèrent une image (erronée), encore tenace aujourd’hui : celle de l’anticommuniste. Sans renier quelques excès idéologiques, sans doute Le Carré a-t-il été mal lu à l’époque – contexte politique oblige – tant son propos semble, à la relecture, plus nuancé.

L’année de la chute du mur de Berlin, il signa La Maison Russie, qui sonne le glas de la guerre froide. Son  » fonds de commerce  » littéraire étant désormais désuet, l’auteur devait s’adapter et tenter de comprendre le nouveau monde en train de se créer. S’il adapte désormais ses intrigues, la parution de La Constance du jardinier, en 2001, dévoila une facette idéologique inimaginable chez lui quelques années auparavant : en dénonçant le lobby pharmaceutique et l’exploitation de la misère africaine par les grandes multinationales, l’ex-ennemi des Russes devenait le hérautà des altermondialistes ! Deux ans plus tard, ce virage fut confirmé par une violente critique de la CIA et de la guerre en Irak, dans Une amitié absolue. Son dernier roman, remarquable, Le Chant de la mission, poursuit cette veine, qui ne déplairait pas à ses  » ennemis  » d’antan.

James Bond a des gadgets dernier cri, mais Bruno Salvador – dit  » Salvo  » – possède d’autres armes secrètes : la maîtrise de nombreuses langues, parmi lesquelles l’anglais et le français, et de dialectes moins usuels, tels que le swahili, le benge ou le kinyarwanda. Un arsenal  » langagier  » que ce beau gosse doit en partie à ses origines. Son père était un  » bouseux irlandais devenu missionnaire catholique  » et sa mère,  » une villageoise congolaise « . Recueilli dans une mission religieuse en plein c£ur de l’Afrique, Salvo fut envoyé en Angleterre, où il fit ses études et épousa une journaliste de tabloïd – ce qui n’empêche pas notre homme d’être fasciné par une jeune infirmière africaine, Hannah. Offrant ses services aux tribunaux ainsi qu’à de grandes sociétés, cet interprète surdoué est également appelé à l’occasion par les services de Sa Majesté. On lui propose une importante mission d’interprétariat. Destination une petite île où personne ne viendra déranger les participants à une entrevue confidentielle : d’un côté, d’obscurs financiers occidentaux, de l’autre, des chefs de guerre congolais. Théoriquement prévue pour rétablir la paix au Congo oriental, cette rencontre cache toutefois des desseins moins philanthropiques, que Salvo, témoin de cette mascarade, ne se résignera pas à accepter. Mais comment pourrait-il changer les choses ? Et peut-il mêler Hannah à cette envie de révolte ?

La fiction, bon moyen d’éveiller les consciences

Haletant de bout en bout, Le Chant de la mission est un modèle d’efficacité romanesque, qui tire le meilleur de chaque genre littéraire (thriller, récit d’aventures, roman d’espionnage et même histoire d’amour). Dès les premières pages, le savoir-faire de le Carré saisit le lecteur, met en scène des personnages passionnants (Salvo est l’un de ses héros les plus réussis) et pose de manière limpide des problèmes géopolitiques complexes, sans jamais nuire à l’intrigue. Cette virtuosité est mise au service d’un plaidoyer pour la cause d’une Afrique aux ressources pillées. Sans se substituer aux récits journalistiques de Jean Hatzfeld (La Stratégie des antilopes) ou Lieve Joris (L’Heure des rebelles), Le Chant de la mission démontre que la fiction peut être un bon moyen d’éveiller les consciences sur une nouvelle forme d’exploitation colonialiste. A la fin, John le Carré cite d’ailleurs Le Comte de Monte-Cristo :  » Peut-être annonce-t-il le jour de la vengeance, où la vérité sera révélée, et la justice, rendue.  » le Carré, plus fort que 007 ?

Le Chant de la mission, par John le Carré. Trad. de l’anglais par Mimi et Isabelle Perrin. Seuil, 347 p.

Baptiste Liger

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