Le Brésil, loin des clichés

Terre d’euphorie et de désespoir, le pays de Lula méritait bien que la Biennale internationale de la photographie de Liège lui offre une imposante escale. Souvent méconnue, la photographie brésilienne contemporaine se révèle inventive et souvent engagée, pour mieux dénoncer les contradictions d’une société multiculturelle de 170 millions d’habitants. Zoom sur un artiste résistant : João Roberto Ripper

De notre envoyé spécial

au Brésil

Avec ses bras comme des troncs d’arbre, son cou de taureau, sa poigne de fer, Bira Carvalho est une force de la nature. Même cloué dans une chaise roulante, il en impose. Ses éclats de rire fréquents, bien que retentissants, rassurent sur ses intentions. Bira n’est plus le gosse qui participait au trafic de drogue de la favela Nova Holanda, où il vit toujours, dans l’immense complexe Da Marè, au nord de Rio de Janeiro. A 22 ans, lors d’un règlement de compte entre trafiquants, une balle l’a frappé en pleine colonne vertébrale.  » C’est la meilleure chose qui lui soit arrivée, soupire sa mère. S’il avait persisté dans le commerce de la drogue, il serait déjà mort…  »

Bira a vécu son accident et sa paraplégie comme une reconversion. Aujourd’hui, à 35 ans, il se déplace diffici- lement dans les rues grouillantes de Nova Holanda tant il doit lever la main de ses roues pour saluer ceux qui le harponnent d’un Oi ! amical. Les enfants l’adorent, les moins jeunes le respectent. Il est connu de tous. L’ancien malfrat, qui autrefois ne sortait jamais sans son pistolet, ne se sépare désormais plus d’une autre arme, davantage pacifique et autrement efficace : son appareil photo Nikon numérique, avec lequel il mitraille les silhouettes, les sourires, les regards, au hasard des 150 000 cariocas reclus dans ce bidonville vieux de soixante ans.

Depuis 2004, au sein du projet Imagens do povo (images des gens), Bira transmet sa passion à des adolescents qui, comme lui, sont devenus sans le vouloir les fourmis des parrains de la drogue. Et ces enfants, issus des seize favelas de Da Marè, mitraillent à leur tour les habitants de ces quartiers pauvres dans leur quotidien. Leur regard n’a rien à voir avec celui des médias brésiliens qui criminalisent sans distinction tous les résidents des favelas. Leurs photos montrent des familles, des maisons, des mômes qui jouent, des mères aimantes, des pères usés, des larmes, des rires, des vivants, des morts, des armes, des ballons de foot…  » A travers ces clichés, la communauté peut maîtriser sa propre image, explique Bira. Ici, on préfère d’ailleurs parler de communauté plutôt que de favela. La communauté désigne des gens. La favela stigmatise un quartier.  » A Rio, sur 15 millions d’habitants, un million vivent dans ces bidonvilles.

A la base du projet Imagens do povo : le photographe brésilien João Roberto Ripper. Il consacre la moitié de son temps à enseigner l’art de Cartier-Bresson aux enfants de la communauté.  » Je veux lutter contre la criminalisation de la pauvreté par les médias au profit d’une bourgeoisie que cela arrange, et dénoncer les colporteurs de préjugés qui ne parlent des favelas que lorsqu’il y a une tuerie ou une émeute, s’insurge-t-il. Ce type de médiatisation creuse le fossé entre les différentes classes de la population. Lorsque des photos de pauvres réalisées par des pauvres dévoilent la vie, la sensualité, la dignité de ces gens-là, curieusement cela dérange… La photographie permet à ces communautés de sortir de leur isolement.  »

A 52 ans, originaire de Rio, Ripper, derrière ses airs de timide un peu bourru, symbolise l’engagement de nombreux de ses pairs brésiliens qui pratiquent la photographie comme un acte de résistance. Il veut mettre son talent au service de ce qu’il nomme lui-même la transformation sociale. A côté de ses activités à Da Marè, il effectue, six mois par an, des reportages un peu partout au Brésil, en Amazonie, au Mato Grosso, au Minas Gerais, au Para… Il travaille notamment en collaboration avec le Mouvement des sans terre (MST) qui lutte pour la réforme agraire et le changement social. L’un de ses sujets de prédilection : le travail forcé dans les productions de charbon de bois. Cent mille personnes y sont exploitées dans des conditions souvent pires qu’en Europe au xixe siècle. Des dizaines de milliers d’enfants y sont traités comme des esclaves. Certains clichés de João Roberto Ripper, maintes fois menacé de mort, sont utilisés par la justice brésilienne qui traque les entrepreneurs sans scrupules dans les régions les plus isolées du pays.

Ce qui est remarquable dans l’£uvre documentaire et artistique de Ripper, c’est l’humanité qui transparaît à travers la souffrance des hommes, des femmes, des enfants. Pour parvenir à capter cette grâce insensée, le photographe s’immerge comme un ethnologue dans des communautés de travailleurs, jusqu’à ce que les gens s’habituent à lui et à son appareil photo. Un seul cliché peut parfois nécessiter une patience inouïe. Ainsi, il lui a fallu 24 heures pour parvenir à prendre le baiser de ce couple de vieux devant des fours destinés à produire du charbon de bois ( voir photo p.62).  » Je me suis aperçu que la femme embrassait son mari quand elle lui apportait un café après une matinée de labeur, se souvient-il. Cela m’a ému. Je suis revenu le lendemain matin, très tôt. Je me suis assis près d’eux, sans bouger. Longtemps. Et, au moment fatidique, j’ai brandi mon appareil sans qu’ils s’en aperçoivent.  » Un jour d’attente, un seul clic. Une image bouleversante.

Dans le cadre de la Biennale de la photographie de Liège, l’£uvre de João Roberto Ripper fera partie de la grande exposition que le Musée d’art moderne et d’art contemporain (Mamac) consacre à la création contemporaine au Brésil. On y découvrira aussi, entre autres, les clichés de Walter Firmo, qui, à 68 ans, est l’un des rares photographes afro-brésiliens reconnus dans son pays et dont le premier catalogue rétrospectif sera édité à l’occasion de la Biennale. Inspiré du fauvisme, son travail très graphique sur l’identité révèle les contradictions de la société brésilienne, où les gens issus de classes sociales pourtant très éloignées se côtoient et font la fête ensemble, en une promiscuité inconcevable en Europe.  » La majorité des Noirs brésiliens sont pauvres, explique Firmo. A travers ma photographie qui leur est principalement consacrée, je veux mettre en valeur leur beauté, leur joie de vivre et non leur désespérance.  »

Autres artistes militants, Numo Rama, Evandro Texeira et Jucas Martins confronteront leurs £uvres en un parcours sinueux sous forme de dédale de rues, au sein de l’Espace B9, à l’institut des Beaux-Arts Saint-Luc. Autodidacte, issu d’un milieu très modeste, Rama a réalisé, pendant plusieurs mois, un reportage monumental sur les dépôts d’immondices de Rio et le travail des éboueurs. Pour lui, la terre ressemble à une énorme favela, avec quelques quartiers opulents, représentés par les pays riches. Il considère que son travail est plus social que photographique. Texeira et Martins ont débuté leur carrière dans les années 1960 comme photoreporters, alors que la dictature sévissait au Brésil et que la presse était complètement censurée.

Couronné de nombreux prix internationaux, notamment pour sa couverture de la répression policière des mouvements syndicalistes paulistas à la fin des années 1980, Jucas Martins, souvent publié dans LeMonde diplomatique, a fondé en 1979 la célèbre agence F4, sur le modèle de l’agence Magnum. Il se veut aujourd’hui plus éditeur qu’auteur dans un pays où l’édition photographique est particulièrement pauvre et où, par ailleurs, neuf personnes sur dix n’ont jamais mis les pieds dans une salle de cinéma ou une bibliothèque. On trouve au Brésil moins de livres sur des photographes locaux qu’américains ou européens. Aucune anthologie de la photographie brésilienne n’a jamais été publiée. Une lacune incroyable qui sera sans doute bientôt comblée, puisqu’un ouvrage de ce type devrait voir le jour d’ici quelques mois grâce à la directrice générale de la Biennale de Liège, Dorothée Luczak. L’histoire est peu connue, mais c’est au Brésil, en 1833, que le terme photographie (littéralement : écriture de la lumière) a été inventé par le Français Hercule Florence, plusieurs années avant que Louis Daguerre ne l’introduise en Europe…

Le site Internet du photographe João Roberto Ripper www.imagenshumanas.com.br est remarquable. On peut y admirer plusieurs dizaines de ses clichés. Les textes sont traduits en anglais.

Thierry Denoël

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