Le bras de fer

L’offensive de Lakhsmi Mittal, président de Mittal Steel, le n° 1 mondial de l’acier, sur Arcelor, n° 2 et fleuron de la sidérurgie européenne, a surpris tout le monde. Même le vieux Mohan Mittal, 79 ans, le ferrailleur indien par qui tout a commencé dans les années 1950, du côté de Calcutta, s’est déclaré épaté par le culot de son fils. On le comprend : si celui-ci gagne son offre publique d’achat hostile lancée le 27 janvier, il devra mettre sur la table quelque 22,7 milliards d’euros. Au moins. Pour appâter les actionnaires, Mittal Steel s’est montré généreux : il propose 28,21 euros par action Arcelor, soit 27 % de plus que ce qu’elles valaient le 26 janvier.

Depuis ses débuts en Indonésie dans les années 1970, Lakhsmi Mittal, à la tête de la troisième fortune du monde, ne s’est guère arrêté de grandir. Il a même accéléré son développement en 1995 en prenant le pari (risqué) d’investir au Kazakhstan pour transformer un ancien complexe sidérurgique soviétique en usine rentable.  » Superbe « , admet l’un de ses adversaires. Aujourd’hui, après avoir fusionné avec l’américain International Steel Group en 2004, Mittal Steel est présent dans une dizaine de pays, d’Afrique du Sud, au Mexique en passant par la Pologne, le Canada ou la Roumanie. Un vrai groupe mondial.

Avec le raid sur Arcelor, Mittal a changé de braquet. Finis les aciéristes malades, les usines obsolètes et surpeuplées : sa nouvelle proie, Arcelor, est un groupe en excellente santé. Ses restructurations sont quasi achevées et, avec le succès de sa très récente OPA (offre publique d’achat) sur le canadien Dofasco, le groupe européen s’est ouvert un accès aux constructeurs automobiles nord-américains. Il a également renforcé son implantation sud-américaine en investissant massivement au Brésil. Aux yeux de l’Indien, les deux groupes sont parfaitement complémentaires. Géographiquement et par produits. Les aciers courants, vendus à bas prix par Mittal Steel, et les aciers spéciaux du groupe Arcelor, développés à coups de lourds investissements de recherche.

 » Il y a les spécialistes du parfum, comme Arcelor, et d’autres qui font plutôt de l’eau de Cologne : c’est Mittal « , a résumé, de façon très imagée, Guy Dollé, président du groupe européen. C’est clair : pour Arcelor et son conseil d’administration unanime, c’est non.  » Nous avons des dispositifs qui nous permettront de résister. Nous gagnerons la bataille engagée, a affirmé Guy Dollé. Elle durera de quatre à six mois au moins, mais nous sommes des coureurs de marathon.  » Arcelor doute fondamentalement de l’intérêt de cette alliance, jugeant préférable, pour ses actionnaires et ses salariés, de continuer sa route seul plutôt qu’avec Mittal. Reste à convaincre les premiers de ne pas succomber aux sirènes indiennes. Ce ne sera pas simple : 86 % du capital d’Arcelor est flottant. Sous-valorisé en Bourse – à 13,8 milliards d’euros, contre plus de 20 milliards d’euros pour Mittal, alors que les chiffres d’affaires sont globalement comparables – le groupe européen était une proie facile.  » Une fusion ne peut être réussie que si les cultures sont proches comme le sont celles des pays dont nous sommes issus, la France, le Luxembourg, la Belgique et l’Espagne « , tranche Guy Dollé.

Stratégie wallonne

Dans les pays en question, les responsables politiques sont plutôt consternés. Au Luxembourg, où Arcelor est le premier employeur du pays avec 6 000 salariés, et l’Etat, son principal actionnaire avec 5,6 % des parts, on juge inimaginable de céder ce capital, d’une importance stratégique. En France, le ministre de l’Economie, Thierry Breton, a pointé du doigt l’absence totale de projet industriel de Mittal Steel et ses méthodes, qui  » ne conviennent pas à l’économie du xxie siècle « .

Le gouvernement wallon, lui, est préoccupé. La Région wallonne détient toujours 2,4 % des parts d’Arcelor, après avoir vendu 25 % de sa participation, en juillet dernier, pour financer le plan Marshall à hauteur de quelque 90 millions d’euros. Au fil des regroupements et fusions, sa participation n’a cessé de se réduire : la Région wallonne détenait 87 % de Cockerill Sambre en 1995, 25 % d’Usinor en 1999, 3,21 % d’Arcelor en 2001, et 2,4 % aujourd’hui.

En cas de succès de l’OPA de Mittal Steel, sa participation au capital ne lui permettra plus de peser sur les décisions du nouveau géant de la sidérurgie. Mais l’offre n’en est pas moins financièrement alléchante.  » Notre objectif, via cette participation, n’a jamais été financier, mais stratégique, rappelle Jean-Claude Marcourt, ministre wallon de l’Economie. Ce n’est qu’après avoir reçu des apaisements sur l’emploi et le maintien de l’activité du groupe Arcelor en Wallonie que nous délibérerons sur une éventuelle vente d’une partie ou de l’ensemble de ces actions.  » Arcelor s’était en effet engagé, dans le cadre de la fermeture de la ligne à chaud de Liège, en 2009, et de la suppression de 2 700 postes, à réinvestir, tant à Liège qu’à Charleroi.  » Ces accords doivent être respectés « , a rappelé Jean-Claude Marcourt.

Sur cette question, aucune certitude pour l’instant. Pour Guy Dollé, Arcelor ne partage rien avec Mittal Steel, jugé opaque et fermé au management moderne. Lakhsmi gouverne avec son fils Aditiya, 29 ans, son directeur financier. Enjôleur, Lakshmi Mittal, lui, compte bien prouver aux actionnaires d’Arcelor que son groupe est infiniment plus créateur de valeur que sa proie. Vraiment ? Depuis octobre 2004, l’action d’Arcelor a gagné 53 % tandis que celle de Mittal a perdu 4,9 %.

Plan de bataille

Les syndicats sont plus que sceptiques. Inquiets. Tous redoutent la politique sociale de Mittal Steel : six mois après avoir racheté l’américain International Steel, l’homme d’affaires indien y annonçait la suppression de 45 000 emplois sur 155 000, en cinq ans.  » Avec Arcelor, le dialogue est possible, estime un délégué. Pas avec Mittal Steel.  » Chez Arcelor, les syndicats avaient obtenu de siéger au conseil d’administration. En Belgique, Arcelor emploie 13 000 salariés sur les sites de Liège, Charleroi, Gand et Genk.

Dans les usines lorraines que l’Indien a rachetées à Usinor en 1998, les salaires ont été revus à la hausse mais la maintenance est minimale et les conditions de travail se sont détériorées.  » Nous sommes en effectif réduit et les heures supplémentaires se multiplient « , affirment les syndicats qui dénoncent le manque d’investissement et de communication interne. Pas de quoi rassurer totalement. D’autant que Mittal annonce des économies d’échelle de 1 milliard d’euros en cas de fusion avec Arcelor.

Pour la bataille de l’acier, qui s’annonce rude, tout est prêt. Chacun a déjà choisi ses banquiers, ses avocats et ses communicateurs. Conscient de sa très mauvaise image de marque, Lakshmi Mittal multiplie les gestes d’apaisement et les séances d’information. Le nouvel ensemble formé à l’issue de l’OPA, si elle réussit, contrôlerait 10 % des stocks mondiaux de métaux et produirait plus de 100 millions de tonnes d’acier par an.  » Je n’ai d’autre ambition que de devenir le patron d’un groupe européen de taille mondiale, capable de faire contrepoids au développement de la production d’acier chinoise, assure-t-il. Aucune fermeture d’usine n’est prévue.  » Parviendra-t-il à convaincre ? Nombre d’analystes le croient.

D’ailleurs, Lakhsmi Mittal peut encore relever son offre. Celle-ci valorise Arcelor à 5 fois son résultat net alors qu’il a payé un multiple de 9 à 10 pour ses acquisitions en Turquie et en Ukraine. Mais, pour limiter les appels à un possible  » chevalier blanc « , c’est-à-dire un groupe tiers qui volerait au secours d’Arcelor, l’Indien a déminé le terrain. Il s’est déjà assuré les faveurs de l’allemand Thyssen Krupp, en lui garantissant qu’il pourrait devenir propriétaire du sidérurgiste canadien Dofasco. Après deux mois de lutte, Arcelor venait de l’emporter sur son rival allemand… Enfin, l’accord américain qui lie Mittal avec Nippon Steel, 3e du classement, pourrait empêcher le Japonais de se porter au secours du groupe européen.

Tout juste sorti de son aventure canadienne, Arcelor est évidemment mal placé pour donner des leçons à quiconque en matière d’offre hostile. Il ne peut non plus lancer à son tour une offre contre Mittal, le groupe étant contrôlé à 88 % par la famille de son patron. Reste à espérer une riposte politique, ce qui imposerait aux Etats concernés (Luxembourg, France, Belgique, Espagne) d’adopter une position commune. Ou une carte rouge des autorités européennes de la concurrence.  » Les responsables politiques ont défini des règles, de concurrence notamment, rappelle un analyste. Il faut maintenant les appliquer.  » Finement joué. Les Indiens n’ont-ils pas inventé le jeu d’échecs ?

Georges Dupuy et Laurence van Ruymbeke

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