Le boulet Tapie

L’affaire Tapie, en se transformant en affaire Lagarde, est devenue une véritable affaire d’Etat. L’Elysée a-t-il favorisé l’homme d’affaires dans son contentieux avec le Crédit lyonnais ? Celui qui a soutenu Sarkozy en 2007 jure au Vif/l’Express qu’il ne doit rien au président. Le voilà en tout cas revenu à la manouvre dans ce dossier très politique où les socialistes français, aussi, sont embarrassés.

Après la disgrâce, le retour à l’avant-scèneà Par choix ou par obligation, Bernard Tapie, qui fut ministre de la Ville sous François Mitterrand, s’est tenu en retrait de la vie politique ces quinze dernières années. Jusqu’au jour où l’arbitrage rendu en sa faveur dans le conflit l’opposant au Crédit lyonnais sur la vente d’Adidas en 1992 (voir ci-contre) l’a renfloué et replacé au centre du jeu, à la fois vainqueur et paria. A ses côtés, deux victimes collatérales : l’ex-ministre de l’Economie Christine Lagarde, visée par une enquête de la Cour de justice de la République sur la stratégie adoptée dans ce dossier complexe (lire page 45) ; et Nicolas Sarkozy, suspecté d’avoir favorisé Tapie. A la clé, pour l’homme d’affaires, un gain de 390 millions d’euros d’argent public.

Christine Lagarde affirme avoir agi avec le souci de l’intérêt général, sans pression de l’Elysée, et nie tout lien d’amitié avec l’ancien ministre.  » Est-ce que vous croyez que j’ai une tête à être copine avec Bernard Tapie ?  » demandait-elle, dès le 29 juillet 2008, sur France 3. Nicolas Sarkozy, lui, a davantage le profil. C’est même ce soupçon, relayé par une partie de l’opposition, qui fait de ce dossier une affaire d’Etat.

Sans être pour autant intimes, les deux hommes entretiennent des relations fondées sur un mélange de fascination réciproque, jamais démentie, et d’intérêts politiques, toujours d’actualité. A en croire les auteurs du livre Tapie-Sarkozy, les clefs du scandale (Pygmalion, 2009), leur rencontre remonte à 1983, lors d’un dîner chez le publicitaire Jacques Séguéla.

 » La vérité, précise Bernard Tapie au Vif/L’Express, c’est que nous avons fait connaissance d’une drôle de manière, au moment de la liquidation des biens [en 1993]. Sarkozy était ministre du Budget. A cette époque, j’entends dire que l’administration fiscale me réclame 600 millions de francs. La moindre des choses, c’est de faire valoir mes arguments. Il m’a écouté, poliment, mais le fisc n’a pas fléchi. Sarkozy ne m’a pas ménagé : il m’a tué politiquement. « 

Les deux hommes ne sont pas pour autant des ennemis. Par-delà les questions partisanes, ils se ressemblent. Du culot et de l’énergie à revendre. Une capacité à agir d’instinct, avec le même besoin jubilatoire de bousculer les codes, les règlesà Bling-bling avant l’heure, tous deux mesurent la réussite sociale à l’aune de la surface financière. Dans les années 1990, leurs carnets d’adresses présentent aussi des points communs : Patrick Le Lay, PDG de TF1, Jean-Louis Borloo, ex-avocat de Bernard Tapieà Brice Hortefeux, l’ami de toujours de Nicolas Sarkozy, appartient lui aussi au premier cercle de l’homme d’affaires.

Cette proximité, jamais remise en question par les tourmentes judiciaires, pousse Hortefeux à aider Tapie en 2002. Ce dernier cherche alors une issue favorable à son combat contre le Consortium de réalisation (CDR), la structure chargée de gérer le passif du Crédit lyonnais. Convaincu d’avoir été floué par l’ex-banque publique, il veut obtenir réparation sans attendre la fin du long processus judiciaire. Mais il faut au préalable convaincre le ministre de l’Economie du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, Francis Mer, d’accepter des procédures plus rapides, une médiation ou un arbitrage. La médiation, sorte d’arrangement à l’amiable, laisse les protagonistes libres d’accepter ou de refuser l’accord proposé. L’arbitrage, qui consiste à solliciter des  » sages  » indépendants pour trancher le litige, est plus contraignant puisque les parties doivent accepter la sentence, quelle qu’elle soit.

Brice Hortefeux appelle en personne le cabinet de Francis Mer, auprès duquel Tapie veut exposer ses arguments. Reçu par le directeur adjoint du cabinet, François Pérol, futur conseiller de Sarkozy au ministère français de l’Economie (Bercy) puis à l’Elysée, l’homme d’affaires plaide sa cause. En vain : pour Francis Mer, il n’y aura ni médiation ni arbitrage, c’est à la justice de trancher. L’Etat maintient le cap.

Un premier fléchissement se fait sentir en 2004, après la nomination de Nicolas Sarkozy à Bercy. Son directeur de cabinet, Claude Guéant, convoque le patron du CDR, Jean-Pierre Aubert. Il lui apprend que la justice  » ordinaire  » n’a plus la préférence du ministère. Autrement dit, une autre voie s’impose, qu’il s’agisse d’une médiation ou d’un arbitrage. D’après Guéant, ce choix assurerait à l’Etat une issue plus rapide qu’un procès, par ailleurs mal engagé, devant la cour d’appel. Il permettrait aussi de solder les comptes de ce différend vieux d’une douzaine d’années. Le 12 novembre suivant, une médiation est ordonnée. Cette procédure n’aboutira pas : cinq mois plus tard, Tapie refuse la proposition des médiateurs qui le conforte juridiquement, mais le laisse en situation de débiteur.

 » On a commencé à gueuler quand j’ai gagné « 

L’homme d’affaires ne renonce pas pour autant à l’idée d’aboutir à un arbitrage, conscient qu’il peut perdre ou rafler la mise. Dé-sormais sexagénaire, il sait que le temps joue en faveur de l’Etat et dit ne pas avoir la patience d’attendre encore des années pour connaître l’épilogue.  » En choisissant l’arbitrage, j’échange l’espoir d’un gain supérieur devant un tribunal contre la certitude d’une procédure plus courte, indique-t-il. L’Etat, lui, cherche une solution moins coûteuse. Ce n’est pas un choix d’opportunité politique mais une décision d’ordre purement économique. Il faut être tordu pour penser le contraire. On a commencé à gueuler quand j’ai gagnéà « 

Il obtiendra gain de cause une fois Nicolas Sarkozy à l’Elysée et Christine Lagarde au ministère de l’Economie. En juillet 2008, les trois arbitres – désignés avec l’approbation des protagonistes – lui donnent raison contre l’Etat, et fixent un montant qui fait polémique, notamment l’indemnisation du préjudice moral (45 millions d’euros). L’opposition s’interroge sur les raisons ayant conduit le gouvernement sur la voie de l’arbitrage.

Il apparaît alors qu’en 2007 un proche du président s’est beaucoup occupé du dossier : Stéphane Richard, le directeur de cabinet de la ministre. Interrogé par Le Journal du dimanche du 7 août dernier, celui-ci a expliqué avoir opté pour l’arbitrage afin d’en finir avec cet  » interminable feuilleton « , mais il a contesté une quelconque intervention élyséenne.

Le journaliste de Mediapart Laurent Mauduit, auteur d’un livre sur le sujet (Sous le Tapie, Stock, 2008), ne croit pas à cette thèse.  » En somme, écrit-il, tous les gouvernements refusent une médiation ou un arbitrage, au motif que l’affaire ne peut être tranchée que par la justice ordinaire. Celui de Lionel Jospin d’abord, celui de Jean-Pierre Raffarin ensuite. [à] Et il n’y a que Nicolas Sarkozy qui défend une telle issue, d’abord en 2004, quand il est ministre des Finances, puis en 2007, sitôt élu président de la République.  » Faut-il voir là un  » renvoi d’ascenseur  » pour  » services rendus  » ? Tapie s’insurge :  » Il n’y a aucun élément pour étayer le récit que vous tenez absolument à faire. Rien. Pas l’ombre du début de quelque chose. Filer 400 millions à Tapie pour qu’il appelle à voter Sarkozy, c’est un peu cher payé, vous ne trouvez pas ? Je ne lui dois rien. Il n’a pas été décisionnaire dans cette affaire. Je ne suis pas son pote et je le regrette. J’assume mes amitiés et mes inimitiés. « 

L’affaire est tout de même gênante pour l’Elysée car elle renvoie à deux épisodes importants du parcours de Nicolas Sarkozy : la campagne d’Edouard Balladur pour la présidentielle de 1995, et la sienne, en 2007à Cette année-là, à l’approche du scrutin, Tapie rend quelques services au candidat de l’UMP. En mars, il favorise en toute confidentialité l’organisation d’un déjeuner, au ministère de l’Intérieur, avec son ami socialiste Bernard Kouchner. Celui-ci se voit proposer le ministère des Affaires étrangères en cas de victoireà Tapie va plus loin, en avril 2007, dans Le Point : critiquant Ségolène Royal, il soutient Sarkozy. Une fois élu, celui-ci le recevra à plusieurs reprises au Palais, en 2007 et 2008, quitte à le faire passer par les coulisses.  » En cinq ans, je suis allé seulement quatre fois à l’Elysée, rétorque Bernard Tapie. C’est cela que vous appelez avoir ses entrées ? Je ne suis pas venu par une porte dérobée. J’ai évoqué le dossier une fois avec Claude Guéant [alors secrétaire général de la présidence] et une fois avec Patrick Ouart [conseiller justice]. Sarkozy ne s’en est pas mêlé. « 

L’étrange inertie des socialistes

François Bayrou est persuadé du contraire. Dès le 11 juillet 2008 et l’annonce de l’arbitrage favorable, le président du MoDem s’interrogeait sur d’éventuelles  » protections au plus haut niveau « . Les leaders socialistes se sont montrés plus discrets. François Hollande et Martine Aubry ont tardivement réagi, laissant souvent à Jérôme Cahuzac, président PS de la commission des Finances, le soin de suivre – avec pugnacité – ce dossier sinueux.  » Je ne m’explique pas l’inertie du PS depuis trois ans alors que tous les éléments étaient connus « , insiste Thomas Clay, professeur agrégé de droit, et proche d’Arnaud Montebourg. Sans doute le cas Tapie renvoie-t-il le parti à ses propres errements, et à de vieilles blessures…

Il fut en effet un temps – le tournant des années 1980-1990 – où l’homme d’affaires, alors président de l’OM, disposait de solides soutiens en son sein. François Mitterrand, qui l’avait connu par l’intermédiaire deà Jacques Séguéla, en avait fait son protégé. Pierre Bérégovoy, ministre de l’Economie puis chef du gouvernement, vantait son dynamisme. Les soirs de rencontre au stade Vélodrome, les leaders parisiens (Fabius, Bartolone, Bianco, Huchon, Guigouà) venaient en nombre, parfois en famille et dans l’avion de Tapie, malgré les premiers soupçons d’achats de matchs et de transferts douteux. Seuls Lionel Jospin et Michel Rocard ont gardé leurs distances, de même que Pierre Bergé, l’un des rares proches de Mitterrand restés méfiants.

Ces divergences ont miné le PS des années durant. Ce trublion au bagout de bonimenteur, capable de s’imposer chez les radicaux de gauche tout en s’activant dans la galaxie rose, brouillait le jeu électoral avec la bienveillance, un rien perverse, d’un Mitterrand aux anges.

La fascination des socialistes a culminé avec sa nomination au ministère de la Ville, en avril 1992. Cette promotion, vécue par Jospin comme une faute morale, a accentué les fractures internes. Mais le soutien au populaire  » Nanar  » n’a pas fléchi : les députés du parti, Laurent Fabius en tête, se sont opposés à deux reprises (1993, 1994), à la levée de l’immunité parlementaire de cet élu cerné par la justice. Par la suite, bien sûr, le héros est tombé en disgrâce. Condamné dans l’affaire du match truqué Valenciennes-OM de mai 1993, rattrapé par les transferts frauduleux du club et divers dossiers financiers, il a connu l’opprobre et la prison. Son fan-club socialiste s’est réduit à un quarteron de fidèles.

 » Il vaut mieux l’avoir avec soi que contre soi « 

Sans le vouloir, voici donc Bernard Tapie de retour dans l’arène politique, à 68 ans, à la veille de la campagne présidentielle 2012. A droite comme à gauche, les partis mesurent son poids médiatique et son éventuelle capacité de nuisance.  » Il vaut mieux l’avoir avec soi que contre soi ! prévient un sarkozyste qui l’a pratiqué. Avec sa gouaille, il est sympathique à une partie de l’opinion et jouit d’un accès direct aux médias. Il peut, par ailleurs, être utile en brouillant le jeu à gauche. « 

L’intéressé, conscient de cette importance retrouvée, préfère prendre les devants :  » A mon âge, je suis devenu imperméable à tout cela. J’en ai tellement supporté. Les journalistes ne m’ont jamais laissé tranquille, parfois avec raison, d’autres fois à tort. Et, cette fois, je vous le dis, à tort. J’ai été l’otage de la fin de règne de Mitterrand, je ne veux pas être l’otage de la fin de règne de Sarkozy. « 

PHILIPPE BROUSSARD, ERIC PELLETIER ET ROMAIN ROSSO; P. B., E. P. ET R. Ro.

Il l’assure :  » Je ne suis pas le pote du président et je le regrette « 

A droite comme à gauche, les partis mesurent son éventuelle capacité de nuisance

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