LE BOTTIN RACONTÉ À MES FILLES

David Abiker

La cadette – Père, raconte l’histoire du Bottin, qu’on se tape une bonne barre !

Moi – Mais je vous l’ai contée cent fois.

L’aînée – Rhoooo, allez. Fais pas ton relou.

J’ignore pourquoi, mais l’histoire du Bottin fascine mes filles de 5 et 10 ans. Sans doute parce que ça leur donne l’occasion de se moquer des aïeux. Mais je ne veux pas qu’elles vivent dans l’ignorance du passé. Alors, je narre le Bottin.

Moi – Votre père, les parents de votre père et les parents des parents de votre père ont longtemps utilisé ce qu’on appelait le Bottin.

L’aînée -Mmouaaah ! Trop drôle !

Moi – C’était à l’origine un gros livre, dans lequel était écrit, en petits caractères, le nom, le prénom et l’adresse de l’abonné ainsi que son numéro de téléphone. Si l’abonné vivait en couple, il pouvait y avoir le nom de son conjoint.

L’aînée – Les homos aussi ?

Moi – Non, car à l’époque, les gens de même sexe vivant ensemble ne le disaient surtout pas dans le Bottin !

La cadette – Pourquoi ?

L’aînée – Parce que les gays protégeaient leur vie privée, eux !

Moi -S’il s’agissait d’un commerçant, il était dans les pages jaunes, si c’était un particulier, il avait ses coordonnées dans les pages blanches.

La cadette – Nan sérieux ? Papy et mamie, ils avaient leur nom dans les pages blanches avec leur numéro et leur adresse perso ? Je le crois toujours pas !

L’aînée – Mais c’était une atteinte à l’intimité ! La porte ouverte au stalking !

Moi – Mais non, à l’époque, c’était la norme, et si tu ne voulais pas que ton adresse soit publique, tu te mettais sur liste rouge. C’était chic, la liste rouge, aussi chic que de ne pas avoir la télé ou de vivre sans portable aujourd’hui.

L’aînée – Mais c’est dangereux d’avoir ses coordonnées perso dans le Bottin. Les terroristes peuvent venir te chercher !

La cadette – Et les pédophiles pour adultes aussi !

Moi – A l’époque, les terroristes passaient moins à la télé et les pédof ‘… Enfin, c’était pas encore un problème public.

L’aînée – Comment tes parents ont-ils pu accepter cet archaïsme du Bottin contre les droits de l’homme numérique ?

Moi – Ne les juge pas, ils avaient d’autres craintes. A l’époque, il y avait le communisme et le mur de Berlin !

La cadette – Père, à quoi servait le Bottin, au fait ?

Moi – Ben, à téléphoner à quelqu’un ou à lui écrire.

L’aînée – C’est l’hallu quand même.

Moi – Parfois, je faisais des blagues au téléphone, j’appelais quelqu’un au hasard, et je lui disais :  » C’est la boucherie sans os.  »

La cadette – Tu faisais ça ? Mais t’étais un boloss !

Moi – Mouais…

La cadette – Nous, on est plus prudentes, jamais on laisse notre numéro sur Snapchat ! Et encore moins notre adresse ! Rapport aux terrophiles !

Moi – Mais qu’est-ce qui est le plus intime ? Partager ses vacances, photographier et publier ce qu’on mange, avec qui on sort, qui on fréquente ou publier ses coordonnées dans le Bottin ?

La cadette – Une photo c’est pas aussi intime !

Moi – Une photo de ton tatouage, même lavable, c’est pas intime ?

L’aînée – On peut faire des selfies, non ?

Moi – Et se géolocaliser près de H&M, c’est pas donner ses coordonnées ?

L’aînée – Ouais, mais pas les vraies !

La cadette – Père, il y aura encore des Bottins ?

Moi – Non. C’est dommage, ça servait à plein de choses. La police frappait les suspects avec, dans les commissariats (en cachette). Les hypermnésiques apprenaient des pages entières, pour travailler leur mémoire…

La cadette – La mémoire ? C’est quoi ?

Moi – Ça sert à se souvenir.

La cadette – Se souvenir de quoi ? Tout est là, non ?

Moi – Demande à ta soeur à quoi sert la mémoire, elle est première en récitation.

L’aînée – Tu vois meuf, la mémoire, ça sert à se souvenir que le Bottin a existé et que des millions de gens ont supporté ça sans broncher. Sur le Bottin, on a tous un devoir de mémoire pour que ça ne se reproduise plus jamais.

David Abiker

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