» Le bonheur est un besoin collectif «
Niché sur les contreforts de l’Himalaya oriental, le royaume du Bhoutan veille sur son » bonheur » comme sur le plus sacré de ses trésors. Coupé du monde durant des siècles, ce petit Etat bouddhiste n’avait ni téléphone, ni routes, ni monnaie, jusqu’aux années 1960. La télévision n’y a fait son apparition qu’en 1999, en même temps qu’Internet… Depuis, le Bhoutan a fait son entrée dans la mondialisation en promouvant une formule unique : le Bonheur national brut. Le concept a fait le tour du monde. Jusqu’à séduire l’Organisation des Nations-unies et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). De passage au World Forum de Lille, dédié à l’économie responsable, Lyonpo Norbu Wangchuk, ministre de l’Economie du Bhoutan, est le premier à défendre la » portée universelle » de cet indicateur faisant contrepoids au PIB. Pourtant, si les piliers du » BNB » ont beau séduire l’étranger, ils ne suffisent plus à nourrir les Bhoutanais.
Le Vif/L’Express : Imaginé en 1974 par le roi du Bhoutan, l’indice de bien-être s’est substitué au Produit intérieur brut. Pourquoi, à l’époque, avoir donné la priorité au bien-être sur la croissance économique ?
Lyonpo Norbu Wangchuk : Ce concept a été créé par Jigme Singye Wangchuck, le quatrième roi du Bhoutan. Après son accession au trône en 1972, interrogé par la presse internationale sur le Produit national brut de notre petit pays, il répondit qu’il préférait s’intéresser au » Bonheur national brut » de son peuple. On a d’abord cru à une plaisanterie. Mais en tant que philosophie, la quête du bonheur national brut s’inscrit depuis des siècles dans nos traditions. Il a paru dès lors logique de l’inscrire dans notre Constitution. Cela fait maintenant des années qu’elle guide toute la politique bhoutanaise. Et jusqu’à présent, nous sommes le seul pays, dans le monde, à disposer d’un indice national du bonheur.
Cet indice est-il toujours justifié aujourd’hui ?
Depuis les années nonante, nous avons pris conscience qu’il était temps de sortir de notre isolement. Nous sommes plus que jamais convaincus que pour subsister, l’humanité doit créer un modèle de développement alternatif. Le PIB se contente de refléter un flux de richesse purement marchande et monétaire. Il ne se soucie pas des dégâts engendrés par son modèle de croissance. Les forêts, les rivières et les océans, sans valeur marchande, peuvent être pillés ou souillés sans que le PIB mondial en soit affecté. Or, le modèle » extraire-produire-consommer-gaspiller » ne tient plus. Il devient urgent d’adopter des pratiques moins gourmandes en ressources naturelles, plus équitables socialement et économiquement durables. C’est pourquoi nous essayons de partager, autant que possible, nos expériences avec le monde extérieur. Notamment auprès de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations-unies, qui a adopté en juin 2012 une résolution visant à promouvoir le bonheur comme un objectif universel pour tous.
Lorsque nous lisons des philosophes comme Platon, Aristote, Rousseau, Locke et d’autres qui ont réfléchi sur le bonheur, nous constatons que chacun propose différents critères pour l’évaluer. Quel regard portez-vous sur ce qu’est précisément le bonheur ?
En 1999, avant d’adopter la Déclaration du Millénaire, les Nations-unies ont conduit le plus grand sondage jamais réalisé. Quelques 57 000 adultes de 60 pays ont été interrogés. A la question » qu’est-ce qui vous préoccupe le plus dans la vie « , les habitants de tous pays ont cité le plus souvent deux items : une bonne santé et une vie familiale heureuse. En 2013, les critères qui définissent le bonheur n’ont pas changé. Le bonheur, ce n’est pas ce plaisir éphémère que l’on ressent en mangeant une crème glacée. Dans la philosophie bouddhiste l’accent est mis sur le » karunâ » et le » bikku « , qui renvoient à la solidarité et à la compassion. Ces concepts universels constituent les bases du bien-être de l’humanité. Nous sommes tous en quête de bonheur. Mais ce bonheur n’est ni égoïste ni lié à la croissance matérielle… Vous pouvez être aussi riche que vous le souhaitez, mais si vous n’entretenez pas de bonnes relations avec votre famille ou si la qualité de l’air que vous respirez est désastreuse, votre fortune ne vous rendra jamais heureux.
Au Bhoutan, quels critères sont pris en compte pour mesurer une notion aussi subjective que le bonheur d’un citoyen ?
Le Bonheur national brut, s’il n’est pas la panacée, préconise une mesure holistique du développement humain. Il n’a pas la prétention de mesurer le bonheur individuel, mais vise à maximiser les conditions collectives du bonheur. Notre indice de développement est construit autour de neuf grandes catégories : le sentiment de bien-être, la santé, l’éducation, l’emploi du temps, les diversités culturelles, la bonne gouvernance, la vitalité des communautés, la diversité écologique et le niveau de vie. Nous considérons le bonheur comme un besoin collectif. Et en cela, il incombe au gouvernement de créer les meilleures conditions et d’insuffler les meilleures politiques pour assurer son développement.
N’est-ce pas une vision un peu » communiste » du bonheur ?
Je ne vois pas en quoi… Le Bonheur national brut reflète des valeurs universelles, qui s’articulent autour de la bonne gouvernance, de la transparence et du respect de la loi. Cet objectif est bien plus qu’un slogan politique. Dans notre approche, le développement économique n’est pas rejeté. Il est simplement placé sur un pied d’égalité avec la conservation et la promotion de la culture, la sauvegarde de l’environnement et l’utilisation raisonnée des ressources naturelles. Mais si les aspects matériels ne sont pas une fin en soi, cela ne signifie pas qu’il faut se priver d’entreprises ou que nos citoyens ne peuvent réaliser de profits. La seule différence, c’est que nos modèles économiques se rapprochent davantage des social business et de l’économie responsable que des vieux réflexes » extraire, transformer, jeter « . En d’autres termes, il s’agit de créer des entreprises suffisamment rentables pour être durables, dans le but non pas de maximiser ses profits mais de résoudre un problème de santé publique ou d’environnement.
Comment exprimez-vous cette détermination à suivre une voie différente dans les faits ?
Pour continuer à faire progresser le Bonheur national brut, nous envisageons de devenir le premier pays au monde avec une agriculture 100 % biologique. Notre objectif est de supprimer progressivement les produits chimiques agricoles d’ici aux dix prochaines années, en commençant par les aliments de base comme le riz. La majorité des paysans utilisent déjà des feuilles pourries ou du compost en guise de fertilisant naturel. Mais pour atteindre notre objectif, nous devrons sensibiliser tous les agriculteurs, village par village. Autre objectif : faire de notre capitale, Thimphou, la première à n’utiliser que des voitures électriques. C’est réaliste, dans la mesure où notre pays est un grand producteur d’énergie hydroélectrique. Une énergie que nous exportons d’ailleurs chez notre voisin indien.
Le Bhoutan s’est doté d’une Commission sur le Bonheur national brut. Selon quels critères évalue-t-elle les politiques publiques ?
Cette Commission est présidée par le Premier ministre. Elle examine toutes les nouvelles propositions de politiques présentées par les différents ministères. Si une politique semble contraire à l’objectif du BNB, ou si elle ne tient pas suffisamment compte d’un des 9 critères du BNB, elle est renvoyée au ministère concerné pour réexamen. Par exemple, en ce moment, notre gouvernement travaille sur une nouvelle politique minière. Pour maximiser les profits économiques, le plus simple serait d’extraire les minerais sans se préoccuper de l’impact sur l’environnement. Mais aucune politique ne peut être adoptée sans l’aval de la Commission et de son outil de screening. Donc, s’il s’avère que le projet du gouvernement menace de détériorer l’environnement ou qu’il risque de créer trop de disparités entre les riches et les pauvres, il sera recalé. Et devra être réadapté. Jusqu’à ce qu’il réponde efficacement à tous les critères du BNB.
En 40 ans, votre pays a gagné la réputation de » pays du bonheur » sur la scène internationale. L’est-il réellement ?
Pauvreté, chômage, analphabétisme… Nous n’avons pas trouvé de réponses à tous les problèmes. Et notre pays n’échappe pas aux maux traditionnels des autres sociétés. D’un côté, beaucoup de jeunes – éduqués et diplômés – ne trouvent pas d’emploi. De l’autre, l’effritement du tissu social traditionnel met à mal notre fragile harmonie. Avec la mondialisation, nos jeunes regardent énormément de films hollywoodiens et sud-coréens. Les ménages ont accès à 65 chaines câblées qui leur répètent inlassablement qu’il faut acheter de plus grandes voitures, plus de chaussures, plus de vêtements. Que tel shampoing ou telle crème nous fait paraître plus jeune ou plus beau… Le monde a changé. Et le Bhoutan aussi. Nous ne pouvons être une île entourée par des pays qui n’évaluent leur richesse qu’en termes de croissance économique. Pour que les choses bougent, il faut une conscience planétaire.
Des puissances comme l’Inde, la Chine et les Etats-Unis ont-elles intérêt à suivre votre voie ? Un indicateur comme le BNB peut-il être répliqué à l’échelle mondiale ?
Oui, car il rappelle les fondamentaux humains. Les grandes économies finissent elles-mêmes par se rendre compte que le modèle traditionnel est rouillé. Mais ce qui est intéressant, c’est que des solutions essaiment un peu partout. La Chine s’ouvre à l’économie verte ; le Brésil envisage de massifier l’usage des voitures électriques ; quant aux Etats-Unis, ils s’inscrivent à la pointe de l’économie collaborative. Cette courbe vertueuse émane d’abord d’initiatives citoyennes, avant de gagner les communautés, puis les appareils de l’Etat. Mais il faudra encore plus d’énergie avant que le mouvement ne devienne planétaire. Cela dit, je reste très optimiste. Jamais dans l’Histoire de l’humanité, nous n’avons connu autant d’avancées technologiques et scientifiques. Il ne tient qu’à nous de rassembler nos intelligences pour utiliser tous ces moyens à bon escient.
Propos recueillis par Rafal Naczyk – Photos : Debby Termonia pour Le Vif/L’Express
» En tant que philosophie, la quête du Bonheur national brut s’inscrit depuis des siècles dans les traditions du Bhoutan »
» Nos modèles économiques se rapprochent davantage de l’économie responsable que des vieux réflexes « extraire, transformer, jeter » »
» Le Bonheur national brut n’a pas la prétention de mesurer le bonheur individuel, mais vise à maximiser les conditions collectives du bonheur »
» Pour subsister, l’humanité
doit créer un modèle de développement alternatif »
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