Le blues de l’océan Indien

CD Le Prince Maurice, chez Labels/EMI-Virgin.

Dans la bibliothèque de l’hôtel tout en teck et palissandre, Michael Douglas vous regarde de son air d’éternel ironique : ou plutôt sa photo, dûment dédicacée à l’hôtel Prince Maurice qui l’a invité il y a peu. C’est dire que ce cinq-étoiles – récemment classé par le Guardian parmi l’un des dix meilleurs hôtels du monde – n’est pas précisément conçu pour les bourses plates, la  » Junior suite  » s’offrant aux alentours de 1 000 euros la nuit ! Alors que la mode du lounge popularise des compilations de morceaux exotiques – parfois remixés -pour références européennes (le Buddha-Bar, le Costes, etc.), le CD Le Prince Maurice se présente comme une création musicale originale de Tandela, groupe essentiellement mauricien.

L’électronique rassurante s’y marie aux instruments locaux. Et les claviers, forcément apaisants, vont chercher dans les percussions locales (la ravanne, le tambour d’eau) des rythmes doucement épicés que le sitar se charge de faire résonner. La trompette ou le sax ajoutent une touche jazz plutôt agréable, alors que passent quelques voix sous forme de mantras en boucles. Sans être un monument d’audace ou d’innovation, ce disque s’écoute sans problème comme un rêve de ressac tiède. Et, dans le lecteur de CD hivernal, c’est le signal assuré d’un départ immédiat vers un ailleurs tropical… Contrairement à la compilation clinique qui est la marque du lounge habituel, cet  » ethno-lounge  » mélancolique possède un grain de vie issu du (dur) réel de l’île.

Cette affaire discographique s’éclaire lorsque l’on rencontre quelques artisans de ce Prince Maurice. Philippe Thomas, trompettiste métisse et silencieux, Ernest Wiehe, vétéran  » blanc  » du jazz et saxophoniste expérimenté, et, surtout, Menwar, percussionniste créole au regard aussi noir que l’océan proche est émeraude. Ce dernier est l’âme de Tandela. Il a 48 ans et, fils de docker aux racines indiennes, malgaches et mauriciennes, il a grandi dans une maison sans luxe et sans télévision. Il a également vécu dix ans à la Réunion voisine, toujours dans l’idée d’y pratiquer son art : la musique. Il est certain que le statut social de Menwar est plus proche de celui du personnel de l’hôtel – au salaire mensuel de 200 euros – que de la fortunée clientèle jet-set du  » Prince « . C’est d’ailleurs la première fois qu’il met les pieds dans ce palace du bord de mer… Evidemment, pour un musicien qui a modernisé la tradition du saga – devenu  » sagaï  » -, qui s’est acharné à perpétuer la pratique de la ravanne et à écrire des textes sur la situation sociale très inégalitaire de son pays, Le Prince Maurice n’est pas précisément un zinc de quartier.

Interrogé sur ce  » contraste « , Menwar se veut essentiellement pragmatique :  » Ce n’est pas un album « néocolonial » ; je pense que la musique enlève les barrières et que les gens de Maurice vont être fiers du disque. A Maurice, on fait très peu pour les musiciens, aucun ministère n’investit dans la musique. Ou alors on te promet 15 000 roupies ( NDLR : 464 euros) pour enregistrer un disque, mais tu reçois l’argent deux ans plus tard ! A la radio, il n’est pas rare que la musique qui passe toute la journée soit celle du programmateur ou de ses amis. Donc, lorsque Tom Degraeve est venu avec cette idée, cela m’a tout de suite intéressé.  »

Une opération de com’

Degraeve est sans doute un personnage clé de cette aventure. A 37 ans, ce Gantois, économiste de formation et businessman de vocation – il a travaillé chez Bill Graham, le légendaire promoteur US – s’est fait connaître avec son projet Music City, supposé transformer le site bruxellois de Tour & Taxis en centre pluriculturel. Affaire aujourd’hui classée sans suite, il s’est recentré sur d’autres activités, dont le remodelage de la  » communication  » de trois hôtels du groupe Constance, propriété de la famille Valet, ayant fait fortune dans la canne mauricienne…

Degraeve s’explique :  » Au Festival de l’océan Indien, l’année dernière, j’ai rencontré Menwar et ses comparses et j’ai eu envie de créer une « Voice of l’océan Indien », avec l’idée d’explorer les liens entre les Seychelles, Madagascar, Maurice, Mayotte, etc. Pour moi, dans la com’ du groupe Constance, Tandela est devenu le message. L’hôtel Le Prince Maurice nous a donné l’autorisation d’utiliser son nom, mais l’enregistrement du disque a été à notre charge, à notre propre initiative.  » Degraeve confie à un jeune programmateur bruxellois, Emmanuel Wuytack, la charge de composer des backgrounds electro qui sont fournis à Menwar & C°, qui y inscrivent leur savoir-faire, leurs couleurs, leurs sensations du Grand Sud.

L’opération séduit Labels Belgium – une division de EMI-Virgin – et le disque sort une première fois, sans grand bruit ni véritable impact, en novembre 2003. Comprenant qu’une (autre) opération de communication s’impose, tout ce beau monde invite quelques journalistes à venir sur place à la  » première mondiale de présentation live du disque « . Dans un décor de carte postale, la scène dressée en bout de piscine, dos à la mer, constitue un joli trompe-l’£il – les musiciens semblent flotter sur l’eau – mais la topographie est peu à même d’inclure le public mondain convié aux festivités : à quarante mètres du cocktail, les musiciens de Tandela ont du mal à s’imposer. Pourtant, dans ce mix de jazz, de lounge, de senteurs océaniques et de rythmes mauriciens, subsiste la voix d’une réalité complexe et ensoleillée qui traduit la mélancolie insulaire de Menwar et de ses comparses. Si le disque a du succès – il sort fin février en Belgique, puis dans divers pays européens – les musiciens seront peut-être invités aux festivals de l’été. Mais rien n’est moins sûr. Pour l’hôtel Le Prince Maurice, en revanche, le taux de remplissage ne devrait pas connaître de fléchissement. La  » communication  » aura fait son £uvre. Et personne ne sait si Michael Douglas va acheter le disque. Il est probable qu’il le recevra, non ?

Philippe Cornet, à Maurice

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