Le berger des nuages

Guy Gilsoul Journaliste

La rétrospective Jean Arp au palais des Beaux-Arts de Bruxelles relève de l’événement et du pari : l’ouvre en sortira-t-elle réhabilitée ?

Bruxelles, palais des Beaux-Arts, 23, rue Ravenstein. Jusqu’au 6 juin. Du mardi au dimanche, de 10 à 18 heures. Le Jeudi jusqu’à 21 heures. Tél. : 02 507 84 30.

En 1954, à 58 ans, Jean Arp reçoit le premier prix de la Biennale de Venise, après avoir été plébiscité par New York. Quatre ans plus tard, son succès est immense, à tel point qu’il doit engager une équipe d’assistants. Ses sculptures abstraites aux formes de nuages ou de galets sont achetées par tous les grands musées du monde et les collections prestigieuses. Les commandes affluent. Ses marbres blancs, lisses et gonflés de sève deviennent même le modèle formel d’une époque du tout plastique qui, des courbes  » haricot  » aux boules de l’Atomium, déclinent l’optimisme d’une société qui croit dur comme fer au bonheur de la consommation. Mais la gloire est un piège, écrira-t-il avec raison. A sa mort, l’£uvre de Jean Arp entre au purgatoire. Rejetée par des appétits nouveaux qui la réduisent à un formalisme dépassé, elle attend une heure meilleure qui semble à présent venue, quarante ans plus tard.

La rétrospective de Bruxelles risque donc de faire date. Le pari est ouvert. Cette fois, tout est là, du travail d’une vie qui traverse les grands mouvements et côtoie la plupart des acteurs importants du siècle. Passant de la poésie au modelage, de la gravure au découpage et au collage, l’homme intrigue à nouveau. Mais ce n’est pas tant la forme qui nous fascine aujourd’hui que le trajet qui mène à elle. Le fait, par exemple, qu’étant alsacien, moitié allemand et moitié français, il parle les deux langues (plus le patois local), en s’étonnant, comme il l’écrit,  » face au poids ou à la légèreté d’une sonorité « . Or c’est aussi à partir de fragments récupérés, d’un détail, d’une ligne, d’un volume délaissé et hors contexte que naissent ses créations :  » C’est cela le mystère. Ici naissent des formes amicales ou étranges, qui s’ordonnent sans moi. Je les constate comme parfois on constate des figures humaines sur un nuage…  »

On peut alors considérer que la place qu’il octroie au hasard n’est pas sans chatouiller les diktats rationalistes (et fatigués) qui auront été pour beaucoup dans l’ostracisme dont il a été frappé. Or ce recours à l’aléatoire ne relève pas du jeu gratuit, mais correspond davantage à une ouverture au monde (à l’événement, aurait dit Prigogine) élevée au rang d’éthique face à l’Histoire qui, entre 1914 et 1945, le force aux errances entre l’Alsace, la Suisse, l’Allemagne et la France. Face à lui, il pointe la  » Société des fous « . Les politiciens qui découpent dans sa terre natale des frontières échangeables, les bourgeois qui détruisent un de ses chefs-d’£uvre à peine achevé (la décoration d’un bâtiment xviiie siècle à Strasbourg) ou encore les administrations zurichoises qui, le considérant  » déséquilibré, donc indésirable « , lui refusent sa naturalisation. Ces fous toujours qui, en 1914, ont voulu l’enrôler dans l’armée allemande qu’il fuit, puis dans l’armée suisse à laquelle il échappe en simulant la folie :  » Vous ne voulez pas défendre votre patrie ?  » questionne le médecin-major.  » Laquel- le ?  » répond Arp, qui à l’époque ne se prénomme pas encore Jean mais Hans.  » Votre âge ?  » insiste le militaire. En guise de réponse, Arp inscrit plusieurs fois sa date de naissance et fait l’addition. Il sera réformé. Son  » humour sous roche « , comme l’écrira André Breton, vient donc de loin. Mais le recours au hasard vient aussi de son rapport avec la nature et relève alors d’une métaphysique. Très tôt, plutôt que d’étudier les mathématiques et la grammaire, il préfère les longues promenades dans la nature et la lecture de Novalis, Maeterlinck ou encore Rimbaud. Plus tard, il se lancera dans l’étude des textes d’alchimie et de mystique, sera très proche du milieu des théosophes et de la pensée zen. Dès 1916, Arp, lié au mouvement dada, considérait déjà ses compositions géométriques comme des  » mandalas « , des surfaces de méditation. Enfin, Arp, c’est aussi l’histoire d’un artiste amoureux, qui réalisera, avec Sophie Taueber, des £uvres en duo, comme cela se fait aujourd’hui de plus en plus fréquemment. Arp deviendrait-il un précurseur ? l

Guy Gilsoul

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